Francesco Carnelutti, « Clinica Del Diritto », Rivista di Diritto processuale civile, 1935, pp. 169-175 [traduction par Xavier Aurey]
(1) « Le médecin praticien débute tout d’abord par l’anatomie et l’histologie classiques, puis passe à la physiologie, à l’anatomie pathologique et à la pathologie générale… Enfin, il entre en contact avec ce réel, dont la maîtrise est le but ultime de sa formation, le couronnement de l’édifice : les malades, la clinique » (O. Viola, Scienze cliniche, in Enciclopedia italiana, vol. X, page 607).
Je ne sais pas s’il est possible de tenter une comparaison entre la répartition des matières enseignées en médecine et en droit ; mais une vérité est certaine : contrairement au futur médecin, le futur juriste, tant qu’il reste à l’université, n’entre jamais « en contact avec ce réel, dont la maîtrise est le but ultime de sa formation ».
Je demande : est-ce là une infériorité de l’enseignement du droit par rapport à celui de la médecine ? Et si c’est le cas, n’y-a-t-il pas un moyen d’y remédier ?
(2) Une infériorité, oui. Pour en douter, il faudrait être capable de croire que seuls les médecins et non les juristes doivent s’occuper du réel ou, mieux encore, du concret. Faut-il combattre cette erreur ? Comme nous ils travaillent sur l’homme ; il n’y a qu’une différence de point de vue sur le fait qu’ils le considèrent en lui-même, en tant qu’individu et donc comme un tout, et nous en rapport aux autres hommes, en tant que citoyen et donc en tant que partie ; mais la matière est toujours une : l’humanité divine. Le juriste praticien – qui a au moins trois avatars : législateur, juge et avocat – taille, comme le médecin, dans la chair vivante ; il en va ainsi quand, au lieu de moi ou de toi, il s’agit du mien ou du tien, car dans ce monde, il n’y a pas de lame pour séparer l’être de l’avoir. Que dirait-on alors d’un docteur en médecine, à qui ils n’ont jamais montré un malade ?
Pourtant, nous continuons à vivre dans cette absurdité en ce qui concerne le droit.
S’ils ne l’ont pas fait par eux-mêmes, nos étudiants deviennent docteurs sans jamais avoir vu un cas de droit vivant. Nous leur apprenons certainement quelque chose qui ressemble à la physiologie ou la pathologie ; je suis moins certains qu’il y a parmi nos enseignements un qui réponde au concept d’anatomie ; dans tous les cas, la clinique n’est pas une question à laquelle on pense.
(3) Je sais : on dit que le diplôme est un titre scientifique et non un titre professionnel ; en fait, pour exercer la fonction de juge ou d’avocat, il faut ajouter au diplôme non pas tant un autre examen mais un stage. Et on peut admettre que, sur le papier, le stage devrait être précisément cette chose équivalente à l’enseignement clinique. Mais il convient d’ajouter qu’en premier lieu, l’avocat et le juge ne sont pas les seules figures du juriste praticien ; et puis qu’en réalité, entre le stage et la clinique, il y a un abîme.
(a) Tout d’abord, comme je l’ai dit, je ne sais pas pourquoi nous devrions penser que les seules fonctions pratiques, pour lesquelles on prépare un diplôme en droit, sont celles de juge et d’avocat. Au moins deux autres offices ont également besoin d’une culture juridique : l’administrateur et le législateur. Par souci de brièveté, je ne parlerais que de ce dernier. Précisément, pour travailler dans le domaine législatif, vous n’avez besoin ni d’un examen d’État ni d’une formation : en fait, à proprement parler, pas même d’un diplôme. C’est un de mes chevaux de bataille. Plus j’y pense, plus il me semble incroyable qu’une certaine aptitude technique soit requise pour la production du droit dans ses plus petites formes, que sont après tout le jugement et le contrat, et non pour cette espèce suprême qu’est la loi. Cependant, c’est la vérité. Pour la rédaction du droit législatif, nous avons des instances politiques mais aucune instance technique. La préparation technique de la loi est normalement clandestine. En pratique et dans la meilleure des hypothèses, tout se résume au diplôme de droit obtenu par ceux chargés de la délicate tâche de traduire en formules la matière législative.
(b) De plus, pour ce qui importe en réalité, il y a peu à regretter de l’absence de stage. En théorie, dis-je, cela devrait vraiment être une forme d’enseignement qui correspond plus ou moins à l’enseignement clinique. En pratique, justement, le stage devrait fournir à l’étudiant cette somme de connaissances et d’expérience qui ne se réfère pas tant au savoir qu’au savoir-faire ; en bref, lui apprendre à appliquer les règles qui composent la connaissance. Le cas lui est présenté et on lui montre comment le faire. Pour les médecins le cas est le malade ou par métaphore le lit, d’où le nom de clinique ; pour nous ce sera, par exemple, un contrat ou un crime et donc, en bref, un accord ou un conflit entre deux individus. Naturellement, il ne doit pas s’agir d’un cas ordinaire, il doit être choisi et préparé ; entre autres choses, les exigences d’un bon stage sont l’ordre et l’exhaustivité des expériences. On ne peut se tromper en disant, ce qui n’est pas discuté pas les médecins, que c’est la forme d’enseignement la plus difficile et la plus exigeante ; ici, il est non seulement nécessaire que l’enseignant sache, mais qu’il sache comment bien faire et ainsi découvrir et montrer les raisons de bien faire, ce qui nécessite une parfaite maîtrise de la science et de l’art : pour le clinicien le malade est non seulement une personne à soigner que le lieu dans lequel s’entremêlent des raisons de discerner, de classer, d’évaluer, de clarifier et donc le point où se rencontrent l’art et la science.
C’est ce que le stage devrait être ; mais, au lieu de cela, qu’est-il ? Voici que me reviennent à l’esprit certaines études de ma jeunesse à propos de la distinction entre un véritable stage et un stage factice, qui sont deux formes différentes et contraires car, dans le premier cas le stagiaire est, comme on le dit aujourd’hui en allemand, un employeur et celui qui travaille est l’enseignant ; dans le second cas, il s’agit plutôt d’un travailleur qui accomplit une tâche de mauvaise qualité et qui reçoit pour rémunération, en tout ou en partie, la possibilité de pratiquer, au sein de l’office, en regardant ceux qui travaillent et en essayant de les imiter.
En réalité, le stage chez les juges et les avocats se réduit à cette forme inférieure ; dans les tribunaux ou les cabinets, les auditeurs ou les apprentis ne sont rien d’autre que des serviteurs, auxquels, si et quand bon leur semble, on permet d’observer et qui sont tenus, tout au plus, de fournir un service élémentaire. Sans même être l’équivalent d’une clinique, le stage ne peut même pas s’y substituer. Il lui manque tout de la clinique, à commencer par l’enseignant : si, même en dépit de l’expérience pédagogique indispensable, la culture moyenne des avocats est prise en compte, on a envie de rire à la pensée que l’un d’entre eux se voit confier la tâche de la formation clinique de ses futurs collègues. Et je me tais sur tout le reste, concernant d’une part la discipline, sans laquelle il n’y a pas d’enseignement qui puisse être conçu, et d’autre part les moyens matériels d’étude ; dans le premiers cas, il n’est pas rare qu’un stagiaire soit accepté en cabinet… aussi longtemps qu’il ne s’y rende pas. Dans le second cas, il convient de noter que les docteurs en droit, qui ont le devoir d’assister aux audiences, non seulement ne trouvent pas de place réservée, mais sont souvent considérés comme des intrus.
(4) La grave infériorité de la préparation technique des juristes ne sera donc pas comblée par le stage. Mais peut-on y remédier autrement?
Je dirais que ce n’est même pas une question à poser. Il faut y remédier. Une telle lacune doit être corrigée. La vérité, c’est que nous n’avons jamais vraiment cherché de remède. Nous ne pourrons baisser la tête face à l’impossible que quand, au moins, nous aurons essayé. La physique ou la médecine nous font assister jour après jour aux miracles d’une ingéniosité tenace ; et avons nous-même peur de ne pas être en mesure de résoudre ce problème ?
(5) Je commence, comme toujours, à résoudre le problème en utilisant la logique. La réalité avec laquelle l’étudiant doit entrer en contact peut être divisée en deux parties : les actes et les instruments juridiques.
La solution est sans comparaison plus facile en ce qui concerne cette deuxième catégorie. Ici, il n’est pas nécessaire d’établir de nouveaux enseignements, alors qu’il suffit d’encourager les enseignants à s’adapter selon le bon sens.
De tous les instruments juridiques, il n’y en a qu’un seul que nous laissons les étudiants toucher de leurs propres mains : le code. Ce privilège s’explique peut-être par le fait que le code est un livre. Mais tout le reste, l’apprenant le cherche lui-même ou cela lui reste inconnu. Si nous y réfléchissons, nous constaterons que notre façon de faire les choses est vraiment incroyable. Combien de mes collègues comptables, lorsqu’ils expliquent la lettre de change, en montrent une aux élèves ? En attendant, voici une innovation qui ne coûte rien et qui peut rapporter beaucoup : je demande qu’à partir de maintenant, les actes notariés, les documents judiciaires, les factures, les instruments de crédit et les livres commerciaux ne fassent plus l’objet de leçons sans être montrés à l’auditoire. Plus encore, je demande que nous n’enseignions pas le droit bancaire sans montrer aux étudiants une banque, ni le droit maritime ou pénal sans visiter un port ou une prison hurlante, ni le droit procédural sans les faire passer par les audiences et les chancelleries. Bien sûr, il faut faire un peu confiance au maître en l’autorisant à faire cours en dehors de l’enceinte universitaire, mais pour tant de liberté accordée aux étudiants, avec des résultats au moins discutables, un peu de crédit peut également nous être accordé !
(6) Comme je l’ai déjà dit, cet instrument n’est qu’une partie de la réalité. Et je reconnais que pour l’autre partie, c’est-à-dire lorsqu’il s’agit d’aider les étudiants dans le fonctionnement du droit, les difficultés sont plus sérieuses. Si tout se réduisait à regarder, il leur suffirait, par exemple, d’avoir des places réservées dans les salles d’audience des villes universitaires ; c’est le minimum, sans aucun doute. L’enseignement clinique ne peut être silencieux, mais il consiste en une application raisonnée des règles et il est donc nécessaire que, pendant que les étudiants observent, le formateur explique. Mais je suis sûr que cette difficulté peut aussi être surmontée.
(a) Une solution raisonnable pourrait être apportée par le contact indirect de l’apprenant avec des actes juridiques. Si nous ne montrons pas ce qui se passe au moment où cela arrive, nous pouvons au moins décrire et analyser ce qui s’est passé. Bonnecase, qui en France a fait des propositions similaires aux miennes, parle d’une clinique rétrospective (Qu’est-ce une faculté de droit ?, Paris, 1929, p. 186) qui est au moins une demi-clinique. Tant que, soyons clairs, les cas étudiés sont vivants et réels, de chair et d’os. Sinon, l’avantage de cet enseignement disparaît. Pierre, Paul ou Jacques1 ne sont que des marionnettes, pas des hommes ; et avec des marionnettes, à l’école, on peut tout au plus faire rire les gens. Pire encore, A, B et C peuvent être utilisés pour faire de l’algèbre, pas de la clinique : si alors, comme cela a parfois été tenté, des cas sont reconstruits ou inventés, sous la forme d’un théâtre, assignant aux étudiants le rôle des acteurs, je ne sais si le spectacle devient plus misérable ou plus drôle. Et il n’y a pas meilleure preuve de la sainte naïveté des hommes de science que celle de l’avoir parfois tenté. Soit nous donnons à l’étudiant le sens de la réalité, soit il vaut mieux s’arrêter.
J’insiste sur ces mots pour souligner que l’enseignement clinique ne fait pas corps avec l’étude de la jurisprudence, comme le montre Bonnecase et comme, selon les informations qu’il donne, il semble qu’on l’ait cru à Paris où un Institut clinique de jurisprudence travaille sous le patronage de Capitant et sous la direction de l’avocat Robert Moreaux au sein des Ecoles politechniques du Palais de justice (Bonnecase, Clinique juridique et facultés de droit, extrait de la Revue générale du droit, de la législation et de la jurisprudence, Paris, 1931). Déjà, du point de vue de leur portée, clinique rétrospective et étude de la jurisprudence ne sont pas la même chose car, outre la formation judiciaire du droit, les étudiants peuvent et doivent au moins s’initier aux processus privés de formation du droit, et il n’est pas moins important de leur apprendre à rédiger un contrat qu’à rendre un jugement ; et je laisse de côté la formation législative du droit, qui serait également nécessaire pour les assister, au moins rétrospectivement ; n’oublions pas non plus qu’en Italie, il y a aussi tout le domaine de la formation du droit en entreprise, pour lequel une connaissance clinique est essentielle. Mais cette différence de surface est encore la plus faible. Le plus important, à mon avis, est le but et donc l’esprit et la méthode d’enseignement : la jurisprudence, si nous voulons en parler, doit être étudiée non pas tant pour en déduire les règles qui ont été appliquées, que pour montrer comment les retrouver et les appliquer. Bref, il ne s’agit pas de critiquer les phrases, mais d’enseigner comment les rédiger ; à cette fin, la jurisprudence peut servir avant tout à fournir des cas, qui ne sont pas inventés, mais vécus ; mais l’expérience vécue du professeur sera d’autant plus utile car c’est seulement s’ils en sont tirés que ces cas pourront être portés devant les étudiants avec cette charge d’intérêts, de sentiments, de passions, de tragédie ou de comédie, de compassion ou d’antipathie, bref d’humanité qu’il faut pour les conquérir en leur montrant, enfin, le droit vivant.
Cela me donne l’occasion d’ajouter qu’il s’agit d’un enseignement qui ne peut être dispensé ni avec la même méthode ni avec la même attitude ou la même expérience que les enseignements purement théoriques. Quant à la méthode, ce n’est rien de moins qu’un renversement, aller du concret vers l’abstrait, au lieu de descendre de l’abstrait vers le concret. En ce qui concerne l’attitude, puisqu’il ne s’agit pas tant de savoir que de savoir-faire, il faut prendre en compte non seulement la capacité rationnelle, mais aussi la capacité intuitive. Enfin, le clinicien est en difficulté s’il ne connaît que des livres et pas des hommes ! Bref, il doit être à la fois un théoricien et un praticien du droit. Heureusement pour nous, ce n’est pas un cas rare en Italie.
(b) Mais il est certain que les facultés de droit ne doivent absolument pas s’arrêter à une clinique rétrospective. Sur cet aspect du problème, je constate également que Bonnecase a fait une proposition à laquelle je réfléchis depuis vingt ans ; je peux donc avoir le courage de la publier moi-même ; après tout, il n’y a rien d’original, car ici aussi l’exemple vient de la médecine.
Un aspect singulier de la comparaison avec le droit concerne le traitement des malades et des plaideurs pauvres ; l’État assure à la fois la gratuité du traitement ou de la défense, mais si l’assistance du médecin est complète et de première qualité, l’assistance de l’avocat est faible et partielle. La proposition consiste donc à combiner, ou plutôt à associer la réforme de l’aide juridictionnelle gratuite à celle de l’enseignement juridique supérieur.
D’une part, l’assistance juridique, qui se limite aujourd’hui à la défense au procès, doit également inclure des conseils juridiques et contractuels. Puisque la fonction de jurisconsulte ne se limite pas à la représentation, mais s’étend à la rédaction d’actes et au conseil2 – et que ces deux dernières formes ne sont pas moins utiles socialement que celle-là – les pauvres doivent pouvoir bénéficier d’une assistance gratuite même lorsqu’au lieu d’être défendus, ils ont besoin d’être conseillés.
D’autre part, la représentation, la rédaction d’actes et le conseil doivent être, dans la mesure du possible, confiés aux professeurs de droit. Ainsi, le pauvre donne quelque chose en échange de l’aide qu’il reçoit ; en fait, il fournit à l’école le corpus nécessaire à l’enseignement. De cette façon, l’étudiant peut assister non pas tant à la reconstruction théorique qu’au développement réel des opérations du droit. Ainsi, le clinicien du droit, comme le clinicien de la chirurgie, travaille en présence des disciples, et, pendant qu’il travaille, il enseigne.
Je suis conscient qu’il y aura de nombreuses difficultés pratiques. Mais combien y en avait-il lorsqu’il s’est agi de traduire l’idée du moteur à combustion interne en voiture ? Pourtant, aujourd’hui, ces difficultés sont dépassées. Ce qu’il faut, c’est avant tout de l’énergie, dès lors que les plus grandes difficultés seront la force d’inertie des habitudes et des traditions.
Par exemple, on dira que la préparation d’une défense en présence, et peut-être avec la collaboration, des étudiants est en contradiction avec les exigences du secret. Dans une certaine mesure, cela peut être vrai ; il faudra donc laisser à la discrétion du professeur la détermination des limites à la participation des étudiants à certaines phases de l’activité en défense. Mais il s’agit en général d’un préjugé, qui découle d’une conception dépassée du procès : il suffit de penser que l’idée du devoir pour l’avocat d’agir honnêtement est de plus en plus importante pour se convaincre qu’il ne peut y avoir, dans la majorité des cas, que des avantages à la préparation d’une défense à la lumière du soleil.
Un certain paradoxe provoquera aussi la crainte que le maître, en défendant en présence des élèves, ne perde, ne serait-ce que pour des raisons de clarté de l’enseignement, un peu de cette sobriété si chère aux juges. Je ai essayé une fois, à Parme, quand j’ai remarqué que la salle d’audience était pleine d’étudiants, de demander au président la permission de parler un peu pour eux aussi ; et je me souviens bien à quel point la permission m’avait été accordée à contrecœur ; cependant, j’ai prétendu ne pas comprendre et l’ai largement utilisée. Il faut seulement tenir bon. Après tout, la justice n’a rien à perdre et ceux qui l’administrent, en écoutant une leçon, peuvent parfois avoir au moins quelque chose à y gagner.
Notes
- NDT : « Tizio e Caio e Sempronio » en italien.
- NDT : Dans le texte en italien, l’auteur utilise respectivement les termes latins « postulare », « cavere » et « respondere » qui renvoient aux trois activités du juriste romain, telles que décrites par Cicéron dans De oratore 1.48.212 (ce dernier utilisant le terme « agere » au lieu de « postulare »).