Revue Cliniques Juridiques > Volume 5 - 2021

Lay Lawyering. Pour une pédagogie clinique fondée sur la participation active des personnes juridiquement vulnérables

En utilisant comme point de départ un texte de Gerald López des années 1984-1985, intitulé Lay lawyering1, cette contribution vise à analyser le parcours d’une personne étrangère, qui grâce à l’expérience qu’elle fait du droit dans le pays d’accueil (la Suisse) – d’abord dans le cadre d’une procédure de naturalisation et ensuite dans un processus de licenciement – arrive à gérer son cas, en collaboration avec son avocat ou indépendamment de celui-ci. En s’inscrivent dans une des lignes d’analyse proposées par les curatrices de ce volume – spécifiquement celle dédiée à « la place des personnes concernées, de leurs intérêts et de leur émancipation individuelle et collective dans le travail clinique »2 – la finalité de ma contribution est d’argumenter en faveur d’une approche collaborative, basée sur l’échange et le partage des connaissances entre personnes expertes et non expertes du droit dans le but de contribuer à l’encapacitation du client3. Elle est structurée en trois parties : dans la première partie, je vais mobiliser la littérature clinique qui s’inscrit dans le mouvement des avocats rebelles4 des années 1990 ainsi que des recherches de sociologie du droit de la même période, les études sur la conscientisation juridique5, qui valorisent l’expérience juridique au quotidien des personnes concernées en privilégiant une approche ascendante dans l’analyse du droit. Dans la deuxième partie, je vais reconstruire le parcours légal de M. Charles que j’avais rencontré dans le cadre d’un projet de recherche mené à l’Université de Neuchâtel entre les années 2012 et 20206. Dans la troisième partie, je vais tirer les conclusions de mes développements en reliant le propos théorique et l’analyse du cas de Charles avec des projets de recherche que je suis en train de développer à l’université de Naples, in Italie, et qui portent sur l’autonomisation des clients vulnérables, dans différents domaines juridiques et sociaux.

I. Cadre théorique

A. Les défis du lay lawyering 

Notamment à l’initiative du mouvement « Rebellious Lawyering » dans les années 1990 dans son article Lay lawyering de 1984, G. López lance un défi important pour l’éducation clinico-juridique : apprendre aux personnes non expertes du droit à agir « avec le droit ». En fait, il définit le métier de juriste7 comme l’art visant à la résolution de problèmes8 :

« La résolution de problèmes implique la perception que le monde que l’on souhaite diffère du monde tel qu’il est et l’essai de faire évoluer le monde dans la direction souhaitée. La résolution de problèmes humains nécessite parfois de modifier le monde physique ou de se surmonter soi-même, mais elle peut aussi consister à essayer de persuader les autres d’agir de manière à transformer le monde en quelque chose de plus proche de ce que nous désirons. Nous agissons tous ainsi lorsque nous résolvons des problèmes ; les avocats ne font pas plus. Nous pouvons considérer la résolution de problèmes des avocats comme un simple exemple de résolution de problèmes humains. Pour comprendre le métier d’avocat, nous devons donc examiner l’activité décrite ici comme « le métier de juriste non professionnel » – ce qu’une personne fait lorsqu’elle aide une autre personne à résoudre un problème »9.

L’art de la résolution de problèmes résiderait dans la capacité de transformer le monde qui nous entoure en faisant bouger les choses dans la direction souhaitée. La question-clé pour López est la suivante : « Comment persuader d’autres êtres humains de faire ce que nous voulons ? Et comment s’y prendre pour persuader d’autres êtres humains de faire quelque chose si nous voulons être aussi efficaces que possible dans nos actions ? »10.

Dans son article, López utilise un exemple concret pour montrer comment une personne non experte du droit peut agir comme un avocat pour résoudre le problème de quelqu’un d’autre. Il attribue un rôle central au récit dans la modélisation des interactions et dans la mise en forme des faits : les histoires ont la fonction d’expliquer le fonctionnement du monde d’une façon intuitive et d’établir une connexion avec l’autre en incorporant des croyances et des valeurs partagées dans un contexte donné.

Avec son exemple, López montre qu’il ne suffit pas de connaitre des règles abstraites et génériques pour résoudre un problème mais il faut maitriser les usages locaux et utiliser un récit approprié. Pour avoir un effet performatif, le récit doit, d’une part, être conforme aux usages locaux et attentes typiques d’un contexte de vie, d’autre part, il peut présenter des éléments novateurs ou alternatifs. Dans l’exemple spécifique, il s’agit du cas de Son (le fils) qui a reçu, à la dernière minute, des billets hommage pour aller, avec sa maman (Mum), à assister au concerto de Luciano Pavarotti au Carnegie Hall, à New York. Son doit trouver rapidement un taxi pour permettre à sa maman d’arriver à temps. Si, à première vue, le problème semblerait simple à résoudre, dans les faits, si l’on connait un peu New York, on sait qu’il est presque impossible d’attraper un taxi à la dernière minute et rejoindre sa destination à temps, surtout le vendredi soir. C’est pour cela que López trouve intéressant de décrire le raisonnement de Son qui cherche des stratégies gagnantes pour trouver un taxi en agissant comme un juriste non professionnel. En fait, à la sortie du restaurant, Son réalise qu’une autre personne bien habillée (Man), qui a aussi l’air de partir pour une soirée importante, est en train d’atteindre un taxi. Une stratégie possible serait alors de convaincre Man de leur laisser le taxi : mais quels arguments utiliser pour le convaincre ? Dire la vérité et risquer que l’histoire du concerto de Pavarotti ne soit pas suffisamment convaincante pour son interlocuteur ou mentir pour attendre son but ? En agissant comme « avocat » de Mum, Son doit raconter à son interlocuteur une histoire persuasive et raisonnable en se remettant au pouvoir discrétionnaire de Man. Une autre possibilité serait d’insister pour avoir ce taxi en adressant la question directement au chauffeur (Cabbie) et demander sa médiation afin de prendre une décision. Mais cela risque de provoquer un conflit qui ne rentrairait pas dans les usages newyorkais et qui pourrait déboucher sur une solution du style « premier arrivé, premier servi », donc pas forcement gagnante.

Pourquoi cet exemple nous est-il utile dans le contexte de cet article ?

D’abord parce qu’il montre que le métier de juriste qu’on a défini auparavant comme l’art de la résolution d’un problème – concerne soit les personnes expertes que les personnes non expertes (du droit) et il se base sur la capacité de présenter et mettre en forme la réalité d’une façon appropriée au contexte et à l’auditoire11. Son doit être capable de raconter une histoire qui puisse combler l’écart entre les désirs de Mum et les représentations typiques ou attendues dans un contexte donné :

« La résolution d’un problème particulier exige toujours des connaissances spécifiques, concernant les publics, les histoires et les pratiques de narration pertinents. Former les gens à adapter leurs connaissances culturellement spécifiques en matière de résolution de problèmes à des publics et des histoires non familiers exige, au minimum, qu’ils soient exposés à un nouvel ensemble de publics et d’histoires potentiels, et qu’ils soient aidés à identifier et à élaborer les histoires que le public trouvera les plus persuasives »12.

En deuxième lieu, la fonction de l’article est de solliciter, à titre juste, des questions et des réflexions autour du métier d’avocat et de l’utilisation du récit dans la vie quotidienne. Si le métier d’avocat est l’art humain de la solution d’un problème, les histoires jouent un rôle dans la compréhension et interprétation d’un problème. Donc apprendre à résoudre un problème veut dire apprendre à raconter une histoire d’une façon appropriée. Toutefois, au moment de la rédaction de son article, les idées de López – ainsi que celles d’autres auteurs comme Alfieri, White et autres13 – étaient pionnières puisqu’elles ne proposaient pas encore une vision accomplie du récit. C’est seulement plus tard, à partir de la publication du livre « Rebellious Lawyering » publié en 1992, que López commencera à élaborer une vision plus complexe du récit14: il proposera d’utiliser des histoires alternatives voire « rebelles » en opposition à des histoires fixes ou stéréotypées pour contraster des visions élitistes dans la société. Néanmoins une approche épistémologique du récit comme outil pour mettre en forme la réalité légale sera développée seulement plus tard, dans les années 2000, avec la publication du fameux livre de Amsterdam et Bruner, Minding the Law15.

En général, le mouvement des avocats rebelles se présente comme un mouvement à la fois social et politique qui valorise des formes de collaboration dans la solution des problèmes. Dans une signification plus contemporaine, on parle d’exercice collaboratif du métier d’avocat pour souligner l’importance de collaborer avec les clients. Cette approche collaborative demande la connaissance du monde du client : les avocats, les clients et les autres membres des communautés devraient travailler ensemble sans hiérarchie. Anthony Alfieri, spécialement, met l’accent sur le potentiel des histoires des clients vulnérables comme instrument d’autonomisation et de changement social. Selon lui les personnes juridiquement et socialement vulnérables ont les compétences et les attitudes pour raconter des histoires « alternatives » et faire opposition aux visions élitistes dans la société16. Il propose donc que les avocats ne travaillent pas seulement « pour » mais aussi « avec » les clients comme « alliés »17..Le but est de faciliter le dialogue entre experts et non-experts du droit et renforcer le rôle des personnes concernées en leur apprenant à devenir des acteurs politiques (et juridiques) à plein titre. Également sur le plan technique, les clients sont considérés importants pour comprendre le cas à partir des connaissances qu’ils possèdent comme individus ou membres des collectivités18.

Comme j’ai pu le démontrer dans des travaux précédents19, le rôle des clients dans la résolution d’un cas ne se limite pas à fournir des informations mais peut être décisif dans la mise en place d’une stratégie légale ainsi que dans la prise de décisions20. Dans cet article je vais poursuivre l’analyse des rapports client-avocat pour montrer dans quelle mesure une approche collaborative dans l’exercice du métier d’avocat peut combler l’écart existant entre représentations au quotidien des clients et expertise de l’avocat.

B. Conscience juridique et action

Comment développer concrètement une approche collaborative et participative en impliquant la personne concernée dans la solution de son cas ? Pour répondre à cette question, je vais évoquer des positions théoriques élaborés par des sociologues du droit et regroupés sous l’appellation d’études sur la conscientisation juridique21. En fait, la combinaison de différentes approches ici me parait indispensable à la création d’un cadre théorique complémentaire pour combler une des lacunes de l’approche clinique : c’est-à-dire le manque d’une véritable méthode pour impliquer le client dans les activités cliniques et dans la transformation du monde social22.

Depuis quelques décennies, les études sur la conscientisation juridique invitent à considérer « la manière par laquelle le droit fait l’objet d’expérience et est compris par les citoyens ordinaires, dans la mesure où ils choisissent d’invoquer la loi, évitent de le faire ou lui résistent, est une part essentielle de la vie du droit »23. Elles mettent en avant la capacité de la personne non experte du droit à intervenir dans le système, en utilisant le droit comme un outil pour accomplir ses buts ou au contraire en le rejetant pour chercher des pistes alternatives d’action. Elles proposent d’identifier trois postures :

  • Être face au droit (before the law). Les personnes se situant face au droit revendiquent la légitimité des procédures juridiques, attestent leur confiance, revendiquent l’autonomie du droit.
  • Être avec le droit (with the law). Le droit est défini par les auteurs comme une arène dans laquelle se déroulent des luttes stratégiques. Les personnes se situant avec le droit l’utilisent comme un outil pour accomplir leurs buts.
  • Être contre le droit (against the law). Les personnes présentent le droit comme étant arbitraire et se sentent impuissantes et/ou incapables de jouer avec ces règles. Elles sont contraintes à bricoler avec les ressources dont elles disposent pour lutter contre le droit.

Donc en me basant sur ces approches, je cherche à comprendre non seulement comment la loi est vécue mais surtout comme la loi est mobilisée par une personne qui en fait l’expérience. Je parle donc des personnes « juridiquement actives » pour souligner leur capacité à agir dans des cadres administratifs et juridiques. Cette capacité qu’ailleurs j’ai défini comme « agentivité légale »24 peut se fonder sur des compétences personnelles (cohérence, patience, sacrifice, intelligence) et sociales (capacité d’activer des expertes et experts, les amies et amis, la famille, les collègues dans le contexte professionnel ; capacité de persuader et faire légitimer socialement ses propres choix) et sur la compréhension du système (règles formelles et informelles)25. Ces compétences sont socialement modelées, en ce sens qu’elles dépendent du type d’interactions que la personne elle-même établit avec l’environnement social.

Dans ce cas spécifique, je vais observer la manière dont M. Charles – en tant que personne concernée par un problème juridique – à partir de sa compréhension des lois et des institutions du pays d’accueil développe progressivement des connaissances expertes en les mobilisant pour agir en accord avec la loi, construire des stratégies d’action, et négocier ou refuser le sens de certaines notions, par exemple celle d’intégration ou de licenciement abusif. Nous verrons comment sa manière de s’exprimer évolue au fur et à mesure de son expérience et se manifeste par un récit plus ou moins adéquat visant à obtenir des explications par les administrations, son employeur, ou encore par des demandes d’aide, que ce soit à son avocat, à des syndicats ou encore des collègues du travail. Selon l’expérience qu’il fait tout au long de son parcours, sa posture change : tout au début il est face au droit, il se sent légitimé dans la demande d’octroi de la citoyenneté ; dans un deuxième temps il résiste à l’idée de « jouer avec le droit » et de trouver de stratégies qui l’éloigne d’une vision quotidienne de la vie ; enfin il apprend à maîtriser les règles du jeu et il n’hésite pas à se battre pour défendre ses droits. Afin de montrer cette évolution, je vais reconstruire la trajectoire de Charles aussi dans la phase plus récente de son parcours en Suisse.

II. Analyse de cas : M. Charles

Dans le cadre de la recherche menée à l’Université de Neuchâtel sur les procédures de naturalisation26, Charles avait raconté son parcours pour arriver en Suisse, les démarches faites pour obtenir un permis de séjour et demander la naturalisation ainsi que les obstacles rencontrés. Il avait également partagé ses représentations des lois et des procédures. Bien que l’entretien avec Charles ait été le point de départ pour repérer le fil rouge de l’histoire et construire une trame narrative, ce sont les documents officiels qui ont guidé la reconstruction chronologique des évènements en contextualisant les faits qui sont racontés27.

A. La démarche administrative de naturalisation

En novembre 2003, dix ans après son arrivée en Suisse en tant que demandeur d’asile depuis un pays de l’Europe de l’Est, M. Charles dépose une demande pour obtenir la nationalité suisse. Deux préavis négatifs de la part du Conseil communal empêchent M. Charles d’obtenir l’autorisation fédérale de naturalisation, préalable à l’obtention du droit de cité neuchâtelois. Plus de huit ans après le dépôt de sa requête, M. Charles abandonne la procédure et renonce, dans cette phase de son parcours, à continuer les démarches pour la naturalisation. M. Charles motive sa demande en répondant aux critères d’intégration demandés par la loi (art. 14 de la loi sur la nationalité de 1990). Il met spécialement l’accent sur sa maîtrise du français, sur l’apprentissage de son métier ainsi que sur sa participation à la vie sociale et culturelle du pays :

« Je suis arrivé en Suisse à l’âge de 17 ans avec mes parents. J’ai appris le français et aussi le métier que j’exerce depuis l’âge de 20 ans. Je me sens bien intégré dans le canton de Neuchâtel et je considère la Suisse comme mon pays. Je me suis marié ici et j’aimerai y vivre pour toujours en tant que citoyen à part entière partageant le destin de ce pays qui m’a accueilli pour le meilleur et le pire. La quasi-totalité de mes amis sont des neuchâtelois et suisses, je partage avec eux presque tout et c’est aussi ce sentiment de bien-être social qui me dicte l’envie de devenir un citoyen suisse » (Texte manuscrit, Formulaire de naturalisation, 2003).

Toutefois l’autorisation fédérale de naturalisation lui sera refusée par le Secrétariat d’État aux migrations en raison de « doutes » sur son intégration, formulés par les autorités communales et cantonales sur la base d’un rapport de la police :

« Nous devons vous faire savoir que les autorités cantonales consultées ont émis un préavis négatif à l’endroit de votre requête. Elles font en particulier valoir qu’elles doutent de votre intégration dans notre pays » (extrait du courrier du Secrétariat d’État aux migrations du 12 mai 2006).

M. Charles interprète d’une façon extensive cette réponse comme une évaluation de sa personne et sa stabilité professionnelle. Il se sent jugé comme « instable » :

« Alors, leur motivation c’était, ils avaient le doute, c’est ce qu’ils disaient, ils avaient le doute sur mon intégration. Et aussi, j’étais instable sur mon travail professionnel. J’étais instable » (entretien de recherche de 2014).

En fait, moins d’un mois après la réception du courrier évoqué, M. Charles écrit au Secrétariat d’État aux migrations pour faire part de son « étonnement » quant au préavis négatif et au motif avancé par les autorités cantonales :

« J’estime le préavis des autorités cantonales excessivement injuste à l’endroit de ma demande de naturalisation. Je trouve en effet qu’il est injuste de qualifier douteuse l’intégration professionnelle d’une personne parce qu’elle s’est trouvée au chômage indépendamment de sa volonté et pour une courte période en raison de l’évolution des conditions économiques. […]

Je pense sincèrement que les autorités cantonales et communales, qui nous ont donné des exemples formidables d’ouverture à l’égard de ses concitoyens issus des migrations, vont réexaminer le préavis en question » (lettre de M. Charles, 2005).

Dans ce courrier, les arguments développés par M. Charles, documents à l’appui, prouvent selon lui que la décision est injuste et que sa demande doit être examinée à nouveau. En ce point de sa trajectoire administrative et de vie, M. Charles se sent légitimé à demander la citoyenneté et il justifie sa situation personnelle et professionnelle par la crise économique plus générale ; il reconstruit son parcours professionnel pour démentir le fait que sa vie professionnelle ne serait pas stable et démontrer sa détermination à travailler depuis son arrivée en Suisse. La requête de M. Charles est ainsi acceptée. En août 2008 un rapport de police est rédigé avec une conclusion nettement plus positive : « M. Charles nous paraît être une personne équilibrée et bien établie sur sol neuchâtelois. Malgré qu’il ouvre la énième pizzéria/kebabs, il montre des prétentions concernant son avenir professionnel ». Toutefois, malgré le résultat positif de cette deuxième évaluation, le Conseil communal formule à nouveau un préavis négatif. Il n’est plus question alors d’« instabilité » ou de « doutes » sur son intégration mais cette fois-ci le Conseil communal estime que M. Charles n’a pas payé la totalité de ses impôts et qu’il est « connu des services de police » (extrait du préavis du Conseil communal, sept. 2008). Il ne remplit dès lors pas un des critères de l’art. 14 de la loi sur la nationalité suisse de 1990 (let. c)28, c’est-à-dire le respect de l’ordre juridique suisse.

Confronté à ces obstacles dans sa démarche administrative, M. Charles fait appel à un avocat afin d’obtenir son dossier par l’administration. L’avocat contacte le Service de la justice en novembre 2008 afin de connaitre les éléments sur lesquels le préavis négatif se fonde. Lorsque l’avocat reçoit le dossier du Service de la justice, en mai 2009, soit près de six mois après la requête, il le transmet à M. Charles en le commentant. Il explique que le refus est dû à deux facteurs : « l’existence des poursuites en cours » et le fait qu’il soit « connu » des services de police (extrait du courrier de l’avocat, mai 2009). Dans la suite de son courrier, l’avocat donne des indications plus détaillées concernent la situation de M. Charles tout en invitant son client à consulter les documents29.

N’étant pas satisfait du travail de l’avocat et en évaluant le coût trop élevé, M. Charles se dispense de ses services, comme il en témoigne dans l’entretien de recherche (juin 2014) :

« J’ai suivi avec un avocat un certain temps, c’était trop cher. Et puis j’ai vu que aussi qu’il ne me rendait pas trop de services parce qu’il écrivait juste la lettre pour rassembler certains documents et une fois qu’il a rassemblé je crois qu’il a fait recours, moi j’ai arrêté avec l’avocat, j’ai dit « bon, je suis mon dossier tout seul » ».

En juin 2011, M. Charles adresse lui-même un courrier aux autorités en déclarant « faire un point d’honneur de s’intégrer le plus possible » dans la vie sociale et professionnelle de sa région (et de « de respecter les règles de la circulation routière ») :

« Au niveau des contributions publiques, je suis à jour, et j’ai obtenu un arrangement de paiement […] ; ce retard était dû à des problèmes comptables occasionnés par le début de notre activité de notre pizzeria et aussi par le … divorce […].

Je me fais un point d’honneur de m’intégrer le plus possible dans la vie sociale et professionnelle de notre région. Comme vous le savez, je suis membre de la Commission [communale] XY. […] l’épisode lié à un accident de la circulation est définitivement réglé […]. Comme indiqué, cette affaire est isolée, et je me fais un point d’honneur, de respecter les règles de la circulation routière » (extrait du courrier de Charles, juin 2011).

Entre temps, le Service de la justice lui répond que sa demande a été archivée dans l’intervalle mais qu’il peut s’il le souhaite déposer une nouvelle demande.

L’obstacle principal qui semble caractériser le cas de Charles est la fragmentation de la procédure administrative en termes de gestion du dossier et de temps d’attente. C’est-à-dire que, si au moment de la demande de naturalisation Charles remplissait toutes les conditions, par la suite, l’arrivé du chômage – même si pour un court période – lui empêche d’arriver au bout de la procédure. Les obstacles rencontrés par M. Charles – y compris le faible soutien obtenu par son avocat – font qu’il n’est plus « avec le droit » et il renonce à poursuivre sa démarche. Il affirme qu’il existe de nombreuses « contradictions » dans la loi qui lui déplaisent et il ne se souhaite pas « jouer » avec ces règles et suspend sa démarche, en déclarant qu’il ne veut pas être « intégré comme ça ». Donc il finit pour se positionner « contre le droit » et il renonce pendant un moment à son combat avec les autorités.

B. L’évolution de l’attitude de M. Charles vis-à-vis du droit. Son engagement dans le contexte du travail.

En fait, si dans cette première partie de l’histoire, M. Charles semble hésiter encore à se positionner dans la société d’accueil, par la suite il sera confronté à d’autres situations complexes sur le plan juridique : on verra que la maturation progressive d’une conscience juridique et des compétences sociales lui permettront une certaine détermination dans l’encadrement et solution de problèmes. Cette évolution sera possible aussi grâce à l’interaction avec notre équipe de recherche, à la discussion de son cas dans la classe (j’avais invité M. Charles à présenter son cas dans le cadre d’un cours que j’avais organisé à l’Haute école de travail social de Genève) et au soutien que l’association Droit de Rester à Neuchatel, par le biais de mon intermédiaire, lui a apporté à l’occasion de sa deuxième demande de naturalisation.

Enfin, en 2020, M. Charles a obtenu la naturalisation et nous avons pu commenter son parcours avec les collègues de l’association Droit de Rester30 aussi à l’occasion de la publication du livre La fabrique de l’intégration31 qui résume les résultats de notre recherche et qui présente le cas de M. Charles dans son intégralité. En ayant lu le manuscrit, M. Charles s’est senti légitimé à nous faire partie de son avis en critiquant des éléments dont il n’était pas persuadé :

« Je l’ai lu avec beaucoup d’intérêt, de patience et de plaisir. En bref, je suis passé par toutes les émotions ! Il a été très agréable à lire, notamment grâce aux diverses références que nous pouvons y retrouver. J’ai également beaucoup aimé la conclusion ainsi que la proposition des procédures, traitement de demande etc. ceci afin d’améliorer notre intégration. Toutefois il manque un peu de transparence et quelques sujets n’ont pas été abordées, notamment sur les démarches de procédure. Je n’hésiterais pas d’échanger avec vous à propos de ce livre si vous le souhaitez » (M. Charles, message WhatsApp, 9 nov. 2020).

Une fois obtenue la citoyenneté suisse, Charles n’arrête pas son combat pour rendre son contexte de vie plus congruent avec ses idéaux dans le pays d’accueil. En collaboration avec le syndicat, Charles et ses collègues dénoncent publiquement des cas d’harcèlement dans le contexte de son travail. Dans une communication adressée à son avocat et à certains de ses collègues Charles s’exprime ainsi :

« Le harcèlement est une forme de violences sur le lieu du travail qui se généralise dans le monde. […] Il consiste une atteinte à la dignité du salarié, à l’intégrité de sa personne et à son droit au travail. Il est également constaté que la naissance et le développement de ces pratiques sont particulièrement favorisés par l’organisation des sociétés industrielles technologiquement favorisées. En ce qui me concerne et aussi plusieurs d’autres personnes qui ont été victimes du harcèlement, du mobbing, subir des pressions psychologiques, des licenciements abusifs et des conditions de travail qui règnent dans l’entreprise horlogère professionnel comme vous pouvez l’imaginez, j’ai été atteinte dans ma santé et suis encore une thérapie de reconstruction en ce moment […]. Les grandes entreprises au sein desquelles ce genre de pratique se passe devraient être plus surveillés par le législateur certes mais aussi par les syndicats et les politiciens afin de garantir la protection et la sécurité des travailleurs. Malheureusement les ouvriers se sentent de plus en plus délaissés et doivent se battre eux-mêmes pour se défendre. C’est inadmissible ! » (M. Charles, courriel du 23 juin 2021).

Ce cas a fait aussi objet d’une présence médiatique. Un journal local dans le Canton de Neuchâtel avait publié un article pour dénoncer des pratiques jugées intolérables par des employés d’une maison horlogère. Appuyés par le syndicat, ils ont décidé d’alerter la presse parce qu’ils se sentaient mises sous pression.

Malheureusement le Tribunal n’a pas accepté la plainte pour licenciement abusif déposée par M. Charles et son avocat n’a pas estimé utile de continuer à le soutenir dans les étapes successives. M. Charles m’a ainsi contacté, en tant que témoin privilégiée de son parcours, pour me demander de l’aide dans la recherche d’un autre avocat fiable et disponible à accepter son mandat. Nous avons réussi à contacter rapidement un autre avocat qui a accepté de lui offrir du soutien malgré le délai court à disposition. Cette interaction a pris la forme d’une véritable collaboration finalisée a l’encapacitation de la personne concernée. Le nouvel avocat a entièrement évalué la motivation et les arguments de son client, M. Charles, qui avait qualifié d’injuste la décision du Tribunal. Selon lui, la Cour n’avait pas pris en compte toutes les épreuves et les témoignages qui clarifiaient les circonstances dans lesquelles M. Charles, étant à la maison en raison d’un congé pour maladie, s’était rendu dans le restaurant familial. En le croyant au travail, ses collègues l’avaient dénoncé au responsable des ressources humaines qui l’avait licencié en raison d’une violation de son devoir de diligence. Ce passage tiré du recours déposé par son premier avocat résume la situation :

« Monsieur Charles est certes en arrêt-maladie depuis le X octobre 2019, mais cet arrêt est uniquement dû au harcèlement qu’il subit de la part de certains collègues au sein de votre société. Vous trouverez ci-joint un rapport médical confirmant cela.

La semaine où il a été dénoncé par ses collègues et sa responsable, Monsieur Charles donnait simplement un coup de main en raison de l’absence d’un des employés. Il en avait le droit, son incapacité de travail concernant uniquement X et Y.

Finalement, il apparaît que la manière dont mon client a été licencié (dans l’arrière-salle de son établissement et sans vraiment le laisser s’expliquer) est très cavalière.

Il apparaît dès lors qu’il n’y a pas de juste motif et que la résiliation du contrat de travail de Monsieur Charles est injustifiée […] ».

A ce stade du parcours de M. Charles, nous n’avons pas d’éléments pour évaluer le type d’interaction qui s’était instaurée entre lui et l’avocat qui l’avait suivi pendant la phase du recours de première instance. En revanche, le passage suivant, tiré d’un échange email du novembre 2021, est un exemple d’interaction entre M. Charles et son nouvel avocat qui l’oriente dans la recherche d’une solution : « A ce stade, pouvez-vous m’indiquer dans les grandes lignes en quoi vous considérez que le jugement de première instance se trompe ? ». L’avocat explique à Charles les possibilités d’action qui sont malheureusement limitées :

« Il n’est pas possible de demander une prolongation du délai pour recourir, la loi est très claire à ce sujet. De plus, à ce stade de la procédure, il n’est plus du tout possible d’apporter des preuves nouvelles. Je ne peux ainsi rien faire à propos de ce que votre ancien avocat n’aurait pas déposé en procédure. Il n’est pas non plus possible de demandeur de nouveaux témoignages.  Il faut ainsi réfléchir à la manière de critiquer le jugement de première instance sur la base du dossier tel qu’il est constitué, sans rien de plus. Dans la mesure où il s’agit de votre affaire, je vous lasse réfléchir et me dire quels sont les éléments du jugement que vous estimez ne pas correspondre à la réalité. Je pourrai alors examiner si les preuves qui figurent au dossier permettent de renverser ce que retient le tribunal de première instance. Je suis navré, mais je ne peux rien vous propose de plus à ce stade ».

M. Charles répond clairement et sans hésitation aux questions de l’avocat, en expliquant ce que à son avis a fait défaut dans la décision du Tribunal ainsi que dans la défense de son avocat :

« Bonjour,

Comme expliqué par message, j’ai l’impression que mon certificat médical n’a pas été pris en compte par le tribunal. Tous les conflits au sein de l’entreprise n’ont pas été pris en compte. […]. J’ai subi une énorme pression psychologique, en plus du harcèlement, du mobbing et des menaces verbales pendant trois derniers mois et tous les jours. Avec tout cela je ne me voyais plus du tout retourner travailler là- bas. […]. Vu le délai très restreint, j’aurais voulu savoir si vous pensez pouvoir prendre le dossier en main ? Si oui, pourriez-vous fixer un rendez-vous pour ce jeudi ? Dans l’attente de votre réponse, je vous souhaite mes meilleures salutations ».

Suite à ce premier échange, M. Charles se mets au travail et remplit un schéma de recours proposé par l’avocat, en indiquant quels sont les points à considérer, les faits et les témoignages qu’à son avis le juge aurait dû prendre en compte dès le début :

« Madame la Présidente, Messieurs les Juges cantonaux,

Par le présent, je dépose un appel contre la décision rendue par le Tribunal des X précitée. Je m’oppose à celle-ci car elle ne retient pas les faits tels qu’ils se sont produits (constatation inexacte des faits). En conséquence, le droit n’a pas été appliqué de manière correcte, puisqu’il ne peut pas être possible de retenir que le licenciement avec effet immédiat est justifié (violation du droit).

A la lecture de celle-ci, il apparaît que le Tribunal a retenu que mon contrat de travail aurait été valablement résilié parce que mon ancien employeur invoquait une violation grave du devoir de diligence et fidélité. En effet, j’aurais été aperçu en train d’exercer une activité accessoire, interdite, sauf exception, aux collaborateurs travaillant à temps complet et ceci alors que j’étais de surcroît au bénéfice d’un arrêt de travail à 100%.

C’est d’une part faux et, d’autre part, cela ne tient pas compte du harcèlement dont j’ai été victime et que j’ai expliqué dans mon interrogatoire. La décision ne retient rien à ce sujet, alors que j’ai été victime de mobbing et que c’est pour cette raison que je suis tombé en arrêt maladie. C’est suite à cet arrêt maladie que j’ai passé plus de temps chez moi. Et il se trouve que la pizzeria de ma femme est juste en dessous de mon appartement. C’est pour cela que j’étais souvent à la pizzeria, car je ne voulais pas être seul chez moi.

[…] Je remarque en particulier que M. X dit qu’il m’a vu faire des pizzas alors qu’il était en voiture ! On ne peut pas voir ce que je fais si on est en train de conduire ! En plus, il dit très clairement : je suis passé le lendemain et il était simplement assis à table (ligne 28). Il y a aucun détail sur mon soi-disant travail dans l’interrogatoire de X. Il dit que je travaillais mais ne décrit absolument rien. On ne peut donc pas retenir que je travaillais sur la base de ce témoignage. […] Le Tribunal précédent ne pouvait ainsi pas retenir que j’ai travaillé, en se fondant sur ces témoignages qui ne prouvent rien, comme il l’a toutefois fait ».

En janvier 2022, Charles reçoit la réponse de son employeur dont la position reste inchangée. Également, le juge d’appel n’estime nécessaire ni un débat ni la présentation d’autres pièces. Donc il ne lui reste qu’à attendre la décision de la cour d’appel et éventuellement répliquer dans les trente jours, comme expliqué encore une fois par son avocat qui lui laisse la liberté de focaliser éventuellement quelques éléments pertinents pour une possible réaction. Encore une fois M. Charles n’abandonne pas son combat et pose des questions par rapport à la possibilité de répliquer éventuellement :

« Bonjour,

[…] Ma question est : est-ce que je peux faire appel à une nouvelle fois jugement ?

Est-ce que je peux transmettre des preuves importantes ? Comme par exemple des témoins, des photos, caméra filmée dans l’entreprise etc. ? […]. J’ai voulu prendre des mesures et des conseils avant le licenciement. […]  Voilà pourquoi je me permets de vous écrire encore une fois mes remarques ».

L’avocat explique à Charles la suite de la procédure et quelles sont les marges de manœuvres limitées en évitant qu’il ne se fasse des illusions sur la possibilité de continuer à réagir à l’infini :

« Monsieur,

Pour faire suite à votre email, et d’un point de vue juridique, je peux vous redire qu’il n’est à ce stade plus possible de déposer de nouvelles preuves ou requérir de nouveau témoignages. La Cour d’appel va rendre son jugement sur la base du dossier constitué en prenant en compte l’argumentation présentée dans l’appel. Elle devra notamment examiner si elle estime que les témoignages effectués sont suffisants ou si les faiblesses que vous avez soulevées permettent de remettre en question la version adoptée par le Tribunal de première instance.

Les autres éléments que vous soulignez ne font pas partie de l’objet du litige. Je comprends bien entendu que cette résiliation vous laisse un goût amer, mais il est quoi qu’il en soit impossible, en droit suisse, d’annuler une résiliation et d’obliger l’employeur à vous reprendre à son service. […]

Je peux m’imaginer que cette réponse n’est pas des plus satisfaisante mais je ne veux pas vous laisser penser qu’il est encore possible d’apporter de nouveaux éléments alors que tel n’est pas le cas ».

Effectivement M. Charles se rassérène vis-à-vis de l’explication compréhensible de son avocat quant à la procédure et à la marge de manœuvre restreinte dont il dispose, mais il ne souhaite pour autant pas arrêter son combat.

Malgré sa brièveté, ce dernier exemple peut être interprété comme un bon exercice collaboratif qui se concrétise dans l’accompagnement du client dans des étapes cruciales d’une procédure judiciaire qui risque d’avoir des repercussionnes importantes dans le parcours de vie du client. L’avocat a pris le temps d’expliquer à son client tous les rouages de la démarche, de lui transmettre les choix (limités) à sa disposition ainsi que les contraints de l’action juridique, en le rendant participant voire co-auteur dans la procédure en cours. Cela n’avait pas été le cas avec les deux précédents avocats.

III. En guise de conclusion : pour une approche clinique collaborative qui vise à soutenir la personne concernée

Le but de cette contribution était d’argumenter en faveur d’une approche clinique32 qui valorise le rôle de la personne concernée dans la solution du cas33. Nous avons exploré l’approche collaborative en utilisant le cas de Son comme point de départ de l’analyse théorique. Dans son article, López utilise une situation hypothétique avec des protagonistes imaginaires qui doivent agir dans un contexte spécifique qu’ils ne connaissent pas : la ville de New York. Leur raisonnement est abstrait et se développe autour d’un épisode de vie quotidienne visant à mettre en évidence la capacité des personnes non expertes de résoudre des problèmes. Le récit joue un rôle décisif dans cette vision de l’exercice du métier de juriste. Évidemment l’action aussi joue un rôle dans la solution d’un problème mais l’article de López ne montre aucune modalité d’action ni propose des solutions. Également le « client », qui dans l’exemple spécifique est Mum, n’a pas de voix dans l’article de López. Pour ces raisons et en considérant aussi les critiques d’Ann Shalleck à propos des choix rédactionnels de López34, j’ai estimé utile, d’une part, de combiner l’approche de López avec les données provenant des études sur la conscientisation juridique, d’autre part j’ai voulu illustrer cela par un cas réel, celui de M. Charles. L’objectif était de montrer le parcours d’émancipation et d’autonomisation d’un client juridiquement vulnérable, en raison de son parcours de personne arrivée en Suisse comme requérant d’asile pour fuir la guerre dans son pays. J’ai ainsi montré comment M. Charles, au fur et à mesure des expériences administratives et juridiques vécues, s’approprie progressivement des règles du système, en apprenant à s’exprimer dans les courriers et courriels adressés à l’administration ainsi que à son employeur et dans l’interaction avec son avocat. Toutefois le décalage entre les moyens déployés et les solutions trouvées montre quelque part la difficulté de compréhension du droit par les non experts.

C’est alors sur la base de ce cas concret et d’autres analysés dans des recherches passées et en cours, documentées par différentes contributions35, que je soutiens l’utilité de créer des espaces cliniques pour la communication et l’échange entre experts et non experts du droit. Le but est de permettre spécialement aux clients juridiquement vulnérables de se familiariser avec les lois et les institutions en apprenant à négocier leur position vis-à-vis de la société36, en réduisant des formes d’asymétries sociales et juridiques. Le développement d’une approche collaborative demande la création de contextes adéquats pour l’écoute du client, l’encadrement et l’analyse des cas, la simulation d’entretiens finalisée à améliorer la compétence du client dans l’interaction vis-à-vis d’auditoires peu familiers (comme les commissions qui ont en charge l’examen des procédures de naturalisation ou d’asile, par exemple)37. Ceci peut se faire à travers différents dispositifs : en impliquant les clients dans les cours cliniques, comme témoins privilégiés de leur expérience vis-à-vis de la classe ce qui fut le cas de M. Charles ou de Mme G. – une femme victime de violence conjugale, invitée dans le cadre d’un module pédagogique innovant à l’Université de Neuchâtel38 – mais aussi dans des projets de recherche qui privilégient l’analyse du droit « en action » en s’intéressant des près au droit dans la vie quotidienne.

Actuellement, dans le cadre du projet « Une approche clinique et narrative pour soutenir les requérants d’asile dans la procédure d’octroi de la protection internationale »39, que je développe à l’Université de Naples Federico II, une partie des activités est spécifiquement destinée à la discussion des cas dans un setting clinique, avec la participation active de personnes concernée ainsi que des experts (juges, avocats, officiers de police), des chercheurs et des étudiants. Le but est d’aider la personne concernée à comprendre son cas, en lui clarifiant les aspects problématiques de la loi et le fonctionnement des institutions (cadre de règles et d’activité), en soutenant sa performance vis-à-vis des institutions.

Ce processus d’encapacitation est également rendu possible par un travail de médiation, au sens large, promu par la clinique juridique auprès des institutions partenaires de notre projet : tribunal de première instance, cour d’appel et Commission territoriale. En effet la complexité de la procédure et de certains cas fait que ces institutions n’ont pas forcément l’occasion d’échanger et un climat de méfiance peut s’instaurer en raison de décisions prises par les unes ou les autres. C’est ainsi qu’à l’occasion d’une table ronde organisée récemment par nos soins que les représentants de ces institutions ont pu confronter leurs pratiques et ont manifesté un besoin effectif de coopération. Cette coopération permettrait d’assouplir le processus décisionnel en évitant un va et vient des dossiers d’une instance à l’autre au risque de nuire aux intérêts de la personne à protéger.

Le fil rouge qui relie ce projet et les autres que je suis en train de développer porte sur l’adoption d’une approche narrative « dynamique » proposée par la psychologie sociale. Je me réfère spécialement au travail de Colette Daiute40 qui, à la suite de la guerre en ex-Yougoslavie et en collaboration avec des équipes locales de psychologues et des médiateurs roms, avait proposé un dispositif dialogique (le storytelling workshop). Ce dispositif avait pour fonction d’identifier les problèmes qui empêchaient les personnes roms d’envoyer leurs enfants à l’école en imaginant ensemble des solutions et en leur laissant le dernier mot sur la finalité qu’ils imaginaient pour leur histoire.

Cette approche qui vise à valoriser la participation de la personne concernée dans la mise en œuvre des solutions juridiques et sociales est valable pour les demandeurs d’asile mais aussi pour d’autres catégories des personnes41. Actuellement notre clinique s’adresse aux personnes sans statut légal et aux personnes en situation de handicap42. Pour la première catégorie nous avons créé un guichet en collaboration avec des autres partenaires (l’Université Roma Tre et l’International University College de Turin) et grâce au support politique et financier de UNHCR (Haut-commissariat des Nations unies pour les réfugiés). Les étudiants boursiers, à la suite d’une formation avec un fonctionnaire UNHCR et des professeurs cliniciens, prennent en charge sous la supervision d’un avocat les dossiers de personnes apatrides et essayent de régulariser leur situation.

Dans la première phase pilote de la clinique, les étudiants ont pu prendre en charge le cas d’une personne âgée de 21 ans habitant dans la province de Naples depuis sa naissance mais qui n’avait pas pu obtenir la citoyenneté. Il ne possède en effet aucun certificat qui puisse démontrer son lien avec l’Italie et ne connait non plus la nationalité se sa mère. Pour écouter notre jeune client, Enis (pseudonyme), nous avons organisé une rencontre collective avec les trois boursières de la cliniques, l’expert du UNHCR et l’avocat. L’entretien a été géré par nos trois étudiantes à la suite d’un jeu des rôles défini lors d’une formation sur la gestion de l’entretien menée par les trois professeures des cliniques partenaires. Pendant la séance, Enis réclamait le droit de ne plus être « invisible », un sentiment typique des personnes obligées de vivre dans la clandestinité, tel qu’également ressenti par d’autres personnes rencontrées dans le cadre du programme JUSTrom visant à favoriser l’accès à la Justice des femmes appartenant à la communauté Rom43.

En fait, depuis sa naissance Enis vit dans la clandestinité : le contrat de location de son appartement est signé par sa compagne et il travail évidemment au noir. Le seul lien qui pourrait démontrer son rapport avec l’Etat italien est celui de la paternité de deux enfants. Il a été scolarisé jusqu’à l’âge de douze ans mais il n’a pas obtenu de diplôme. Pendant la rencontre avec Enis, les étudiantes de la clinique ont fait un travail de coaching en lui expliquant la double procédure administrative et judiciaire qui permettrait de faire reconnaitre son statut de personne apatride ou, alternativement et si les conditions seront remplies la démarche pour l’octroi de la citoyenneté. Dans les deux cas, les étudiantes ont proposé à Enis de faire un travail de recherche de documents afin d’établir, d’une part, la nationalité de sa maman et d’autre part faire certifier sa naissance en Italie. Les étudiantes ne se sont pas substitués à Enis ni dans la décision ni dans l’action : elles lui ont fait comprendre ses droits et le chemin à parcourir, avec notre aide ou sans. Actuellement nous attendons ses retours afin de procéder à régulariser sa position.

Nous envisageons d’effectuer un travail similaire d’encapacitation pour les personnes qui se trouvent en situation d’handicap. Grâce à un financement obtenu par notre université44, nous développons un projet intitulé « Approche clinico-juridique et technologies habilitantes pour une vie indépendante des personnes en situation d’handicap »45 qui adopte une approche relationnelle. Sur la base de la Convention relative aux droits des personnes handicapées de 2006, qui vise à rendre effectif les droits à une vie « indépendante » pour les personnes en situation d’handicap, nous envisageons la construction d’un programme en collaboration avec des associations de terrain. L’idée est de construire un réseau des personnes expertes (médecins, infirmiers, assistants sociaux) et non expertes (voisins, étudiants) pouvant soutenir au quotidien ces personnes pour leur permettre de vivre et travailler d’une façon autonome.

Le but plus général à atteindre, dans le cadre de l’approche collaborative que nous envisageons de mettre en oeuvre, est la réduction d’asymétries sociales et culturelles en offrant aux personnes socialement et légalement vulnérables les moyens de s’émanciper et s’exprimer.

Notes

  1. G.P. López, « Lay lawyering », UCLA Law Review, n° 32, 1984-1985, pp. 1-60. Nous pouvons traduire l’expression de « lay lawyering » par celle de « juriste amateur » ou de « juriste profane ».
  2. Voir dans ce numéro : D. Carron, N. Zimmermann & V. Eskandari, « Pédagogies cliniques et critiques : penser les rapports de pouvoir dans l’enseignement du droit », Cliniques Juridiques, n. 5, 2021, § 2 [https://cliniques-juridiques.org/?p=787].
  3. F. Di Donato, « How to Increase the Role of Vulnerable People in Legal Discourse ? Possible Answers from Law & Humanities and Legal Clinics. Teaching Experiences from Italy and from Switzerland », Teoria e critica della regolazione sociale, Numéro special « Humanities and Legal Clinics. Law and Humanistic Methodology », n° 2, 2017, pp. 35-54. Nous utilisons le néologisme d’ « encapacitation » pour traduire l’expression anglaise d’ « empowerment ».
  4. Traduction de l’expression anglaise « rebellious lawyering ».
  5. Traduction de l’expression anglaise « legal consciousness studies ».
  6. Il s’agit du projet financé par le Fond National Suisse de la Recherche Scientifique : « Immigrants’ trajectories of integration between indeterminate legislative criteria and uncertain life courses » (http://p3.snf.ch/Project-147287, Université de Neuchâtel, 2013-2017) et qui a donné vie à la publication suivante : F. Di Donato et al., La fabrique de l’intégration, Antipodes, 2020.
  7. Anne Shalleck, « Toward a Jurisprudence of Clinical Thought: Investigating the Contours, Urges and Trajectories », Manuscrit mis à disposition par l’auteure.
  8. Traduction de l’anglais « problem solving ».
  9. G.P. López, « Lay lawyering », UCLA Law Review, n° 32, 1984-1985, p. 2, traduction de l’anglais par l’auteure : « Problem solving involves perceiving that the world we would like varies from the world as it is and trying to move the world in the desired direction. Solving human problems sometimes requires changing the physical world or overcoming ourselves, but it also can involve trying to persuade others to act in ways that will change the world into something closer to what we desire. All of us so act when we solve problems; lawyers do no more. We can see lawyers’ problem-solving simply as an instance of human problem-solving. To understand lawyering, therefore, we must examine the activity characterized here as “lay lawyering” – the things one person does when he helps another solve a problem ».
  10. G.P. López, « Lay lawyering », UCLA Law Review, n° 32, 1984-1985, p. 4, traduction de l’anglais par l’auteure : « How do we persuade other human beings to do as we want? And how shall we go about persuading other human beings to do something if we want to be as effective as possible in our actions? ».
  11. Voir deux ouvrages clé à propos de la fonction épistémologique du récit à façonner la réalité : J. Bruner, Making Stories, Harvard University Press, 2003 ; A.G. Amsterdam & JS. Bruner, Minding the Law, Harvard, 2000.
  12. G. P. López, Rebellious Lawyering: One Chicano’s Vision of Progressive Law Practice, Westview Press, 1992, p. 78, traduction de l’anglais par l’auteur : « solving a particular problem always demands specific knowledge, regarding the relevant audiences, stories, and storytelling practices. Training people to adapt their culturally specific problem-solving knowledge to unfamiliar audiences and stories requires, at a minimum, that they be exposed to a new set of potential audiences and stories, and helped to identify and craft those stories the audience will find most persuasive ».
  13. A. Alfieri, « Rebellious Pedagogy and Practice », Clinical Law Review, n° 23, 2016, pp. 5-36; L.E. White, « Mobilization on the Margins of the Lawsuit: Making Space for Clients to Speak », N.Y.U. Review of Law and Social Change, n°16, 1987-1988, pp. 535-564. Pour une vision d’ensemble sur les apports de ce mouvement, voir A. Piomelli, « Rebellious Heroes », Clinical Law Review, n° 23, 2016, pp. 283-310.
  14. G. P. López, Rebellious Lawyering: One Chicano’s Vision of Progressive Law Practice, Westview Press, 1992, p. 68.
  15. A.G. Amsterdam & JS. Bruner, Minding the Law, Harvard, 2000.
  16. A. Alfieri, « Reconstructive Poverty Law Practice: Learning Lessons of Client Narrative », Yale Law Journal, n.°100, 1990-1991, pp. 2107-2147.
  17. A. Alfieri, « Rebellious Pedagogy and Practice », Clinical Law Review, n° 23, 2016, pp. 5-36.
  18. A. Shalleck, « Toward a Jurisprudence of Clinical Thought: Investigating the Contours, Urges and Trajectories », Manuscript mis à disposition par l’auteure.
  19. Voir pour tous : F. Di Donato, The Analysis of Legal Cases. A Narrative Approach, Routledge, 2020.
  20. M. M. Zulack, « Rediscovering Client Decision-making: The Impact of Rome-Playing », Clinical Law Review, n.°1, 1994-1995, pp. 593-596.
  21. Pour une définition complète du concept de legal consciousness, voir P. Ewick et S. Silbey, « Conformity, Contestation and Resistance: An Account of Legal Consciousness », New England Law Review, n°. 26 (3), 1992, pp. 731-749; Id., The Common Place of Law. Stories from Everyday Life, The University of Chicago Press, 1998; S. Silbey, « Legal Consciousness », The New Oxford Companion to Law, P. Cane & J. Conaghan (éds.), Oxford University Press, 2008 [https://www.oxfordreference.com/view/10.1093/oi/authority.20110803100058744?rskey=SFlzyo&result=2].
  22. K. R. Kruse, « Getting Real About Legal Realism, New Legal Realism, and Clinical Legal Education », New York Law School Law Review, vol. 56, 2011-2012, pp. 659-681.
  23. P. Jérôme, « A-t-on conscience du droit ? Au tour des Legal Consciousness Studies », Genèses, vol. 59-2, 2005, p. 8.
  24. F. Di Donato, The Analysis of Legal Cases. A Narrative Approach, Routledge, 2020, chapitres 7 et 8.
  25. Le psychologue Jerome Bruner a établi une liste de ce qu’il a appelé les « self indicators » : J.S. Bruner, « A Narrative Model of Self-Construction », The Self Across Psychology: Self-Recognition, Self-Awareness and Self-Concept, J.G. Snodgrass and Thompson, R.L. (dir.), New York Academy of Sciences,1997, pp. 145–161.
  26. Il s’agit du projet déjà mentionné auparavant : « Immigrants’ trajectories of integration between indeterminate legislative criteria and uncertain life courses » http://p3.snf.ch/Project-147287.
  27. B. Latour, La Fabrique du droit. Une ethnographie du Conseil d’Etat, La Découverte, 2002.
  28. L’article 14 LN énonce quatre critères sur la base desquels l’aptitude du candidat à la naturalisation ordinaire doit être examinée : a. être intégré dans la communauté suisse ; b. être accoutumé au mode de vie et aux usages suisses ; c. se conformer à l’ordre juridique suisse ; et d. ne compromettre pas la sûreté intérieure ou extérieure de la Suisse.
  29. S. Ellmann et al., Lawyers and Clients. Critical Issues in Interviewing and Counseling, Thomson Reuters, American Casebook Series, 2009.
  30. Droit de Rester Neuchâtel – Refugee welcome [https://rester.ch/].
  31. F. Di Donato et al., La fabrique de l’intégration, Antipodes, 2020.
  32. P. Galowitz, « Collaboration Between Lawyers and Social Workers : Re-examining the Nature of the Potential of the Relationship», Fordham Law Review, n.°. 67-5, 1999, pp. 2123-2154; Gerald P. López, « Transform-Don’t Just Tinker With-Legal Education », Clinical L. Rev., vol. 23, n.2, pp. 471, 576, 2017.
  33. S. Bryant & C. Johnson, « Fieldwork: The Experience that Sparks the Learning», Transforming the Education of Lawyers : The Theory and Practice of Clinical Pedagogy, S. Bryant, E.S. Milstein & A. C. Shalleck (dir.). Carolina Academic Press, 2014, pp. 251-279.
  34. A. Shalleck, « Narrative Understanding: Revisiting the Stories of Lay Lawyering », Clinical Law Review, vol. 24, 2018, pp. 467-486.
  35. F. Di Donato, The Analysis of Legal Cases. A Narrative Approach, Routledge, 2020.
  36. C. Daiute, Narrative Inquiry, Sage, 2014.
  37. F. Di Donato, « New Forms of Collaborative Lawyering and Story Construction in the Field of International Protection : Cases of Victims of Human Trafficking », Migration Letters, Numéro spécial : Participatory Methods in Migration Research, Vol. 17-2, 2020, pp. 299-307.
  38. Voir le site du Centre de droit des migrations de l’Université de Neuchatel : http://www.unine.ch/ius-migration/home/formation/module-pedagogique-approche-clin.html
  39. « A clinical narrative approach to support asylum seekers in international protection procedures ». Cf. la page de recherche de l’auteur sur le site de l’Université de Naples Federico II : https://www.docenti.unina.it/flora.didonato
  40. C. Daiute, Narrative Inquiry, Sage, 2014.
  41. F. Di Donato et C. Daiute, « Dynamic Storytelling for Collaborative Lawyering to Support the Asylum Narrative », présentation au Congrès de la société mondiale de philosophie du droit, IVR Congress, 2019 ; C. Daiute, F. Di Donato, Tensions between Norms of Everyday Narrating and Legal Narrating (soumis pour publication).
  42. Cf. la page de recherche de l’auteur sur le site de l’Université de Naples Federico II : https://www.docenti.unina.it/flora.didonato.
  43. Cf. la page de recherche de l’auteur sur le site de l’Université de Naples Federico II : https://www.docenti.unina.it/flora.didonato
  44. Ibid.
  45. Traduction de l’italien : « Approccio clinico-legale e tecnologie abilitanti per una vita indipendente delle persone con disabilità »