Julien Bonnecase, Précis de pratique judiciaire et extrajudiciaire : éléments de clinique juridique plus spécialement à l'usage des aspirants au barreau, à la magistrature et au notariat, Recueil Sirey, 1927 [extraits : §§ 18-21 bis, 25-26 bis, 150-153. Le texte a été reformaté pour correspondre aux exigences de la revue]
I – La clinique juridique et les Facultés de Droit considérées au point de vue tant de leur mission traditionnelle que de leurs méthodes actuelles d’enseignement
A. La notion de clinique juridique : le sens générique de ce terme
Au risque de faire preuve de pédantisme, nous partirons, pour définir la clinique juridique, du sens médical, c’est-à-dire du sens originaire du terme clinique. Nous ne pouvons, à ce point de vue, prendre pour meilleur guide que le professeur Roger, doyen de la Faculté de Médecine de Paris, dans son Introduction à l’étude de la médecine, 8e éd., 1926 : « La médecine, écrit-il, est considérée tantôt comme une science et tantôt comme un art. Les deux conceptions sont justes ; la médecine est une science par ses moyens d’études ; c’est un art par ses applications. Nous sommes, dès lors, conduits aux deux définitions suivantes : La science médicale a pour objet l’étude des maladies. L’art médical a pour but le maintien et le rétablissement de la santé. La partie des sciences médicales qui étudie les maladies est désignée sous le nom de pathologie (pathos, souffrance. maladie). L’enseignement de l’art médical, tel qu’on le donne au lit du malade, constitue la clinique (klinikos, de kline, lit). La policlinique (polis, ville) est l’étude des malades habitant en ville ».
Il n’en faut pas davantage pour montrer que l’application du Droit, telle qu’elle incombe au magistrat, à l’avocat, au notaire, correspond tout au moins sous la forme d’une image, à la notion de clinique. Le praticien du Droit a appris à la Faculté de Droit la structure des règles de droit et des institutions juridiques qui gouvernent le monde du moment. Règles et institutions ont pour objectif d’assurer à chacun, dans les multiples situations révélées par la vie sociale, la sécurité et dans toute la mesure possible ce que l’on peut appeler le « bien-être ». Mais il appartient aux intéressés de savoir recourir au moment opportun et sous une forme appropriée, par l’intermédiaire des praticiens du Droit, à un traitement juridique. Ce traitement peut être préventif ou curatif. C’est principalement aux rédacteurs d’actes juridiques symbolisés par le notariat qu’incombe le soin des traitements préventifs : c’est, au contraire, sur le juge et l’avocat que retombe l’application des traitements curatifs. Magistrature et consultants voient venir à eux des séries de malades qui sollicitent le rétablissement de leur santé. C’est ainsi qu’on est projeté en pleine clinique. Comment, en effet, pour le juge et le consultant arriver au but ? Il ne s’agit point d’appliquer brutalement et mécaniquement les règles de droit ressortissant à l’ordre d’idées dans lequel se meut le plaignant. Il faut, avant toute chose, examiner celui-ci, l’ausculter, porter un diagnostic, et enfin ordonner un traitement. N’est-ce pas là de la clinique juridique ? Par ailleurs, les Facultés de Droit sont-elles à même de donner l’enseignement clinique ? C’est ce qu’il convient d’examiner sans retard, mais brièvement.
B. La clinique juridique et les Facultés de Droit
Il est évident que pendant la plus grande partie du XIXe siècle Facultés de Droit ne se sont en rien préoccupées de clinique juridique. Leur conception de la substance du Droit et leurs méthodes d’enseignement s’y opposaient. Plus particulièrement sur le terrain du Droit civil ou du Droit commercial et, en général, des branches du Droit codifiées, elles ont eu pour souci constant d’analyser les divers Codes, tels des corps humains, d’en faire l’étude anatomique1. Seuls quelques professeurs attardés continuent à se complaire dans cet exercice, caractérisé par l’examen minutieux du moindre bout de phrase des articles des Codes. Sur eux plane sans cesse la condamnation du psalmiste : In vano laboraverunt2. A côté d’eux, l’immense majorité des maîtres a introduit les leçons cliniques dans les cours de droit civil, commercial, administratif, sous la forme d’exposés jurisprudentiels donnant comme un reflet de vie à l’étude abstraite des textes de loi. Mais est-ce là véritablement de la clinique juridique ? Celle-ci, tout comme la clinique médicale, suppose un malade vrai et ne peut, par suite, se dérouler qu’au prétoire, dans l’étude de l’avoué ou du notaire, dans le cabinet du consultant. Les exposés jurisprudentiels du cours tout comme la note d’arrêts prennent figure de leçons cliniques rétrospectives, auxquelles il manque l’intérêt consistant à savoir si le médecin a porté un diagnostic juste et si le traitement aboutira. Exposés jurisprudentiels et notes d’arrêts n’en sont pas moins indispensables, car ils établissent pour partie un lien naturel entre « l’École et le Palais ». C’est le seul qui puisse être établi ; nous ne croyons pas beaucoup, pour notre part, à l’efficacité des Instituts pratiques fondés par certaines Facultés de Droit et pour le service desquels on a forgé des dossiers-types; ceux-ci rappellent vraiment par trop les entités qui jadis illustraient les cours de droit : Primus cédant sa créance contre Secundus à Terlius, tandis que Quartus, créancier de ce même Primus, procède à une saisie-arrêt entre les mains du débiteur Secundus. Que tout cela est donc vivant !
En un mot, les Facultés de Droit ne peuvent qu’amorcer la pratique de la clinique juridique. C’est déjà une assez belle mission que de donner aux futurs praticiens la science de l’armature du Droit. La détermination des directives que nous consignons dans ce Précis nous parait représenter la suite immédiate de cette mission […].
II. Directives préventives. Aperçu sur quelques errements ou préjugés, qui vicient la pratique judiciaire et la pratique extrajudiciaire.
Nous nous proposons, dans ce chapitre, de commencer par déblayer la voie dans laquelle nous nous sommes engagé en attirant l’attention de nos lecteurs sur quelques errements ou préjugés particulièrement tenaces qui vicient profondément, d’après nous, la pratique judiciaire et extrajudiciaire. La voie ne sera vraiment libre pour nous qu’une fois cette opération courageusement et nettement accomplie. Nous avons déjà fait allusion, au cours de la Préface et de l’Introduction, aux conceptions que nous allons maintenant exposer en détail.
A. La prétendue séparation du monde des juristes en deux camps ennemis : les théoriciens et les praticiens
Il est exact, en effet, qu’aujourd’hui encore des esprits attardés ou prévenus séparent le monde des juristes en deux camps ennemis : les théoriciens et les praticiens. Mais toute la question est de savoir si cette « opinion vulgaire », au sens philosophique du terme, d’ailleurs en pleine décroissance, comporte, à cette heure du moins, même une ombre de vérité. Nous disons : à cette heure, car il a existé, en effet, nous l’avons dit, une période où la conception qui présidait à l’enseignement du Droit a pu justifier la classification des juristes à laquelle nous faisons allusion. Nous visons la longue période du XIXe siècle pendant laquelle a dominé l’Ecole de l’exégèse demeurée justement célèbre tant par ses œuvres que par la doctrine et les méthodes dont elle s’inspirait3.
Nous avons déjà mentionné cette Ecole et esquissé son trait caractéristique fondamental ; sous son règne, on a vraiment assisté à la lutte des théoriciens et des praticiens ou plutôt à la méconnaissance réciproque des uns par les autres4. Les théoriciens s’en tenaient, en principe, au Code Napoléon qu’ils s’efforçaient d’interpréter par lui-même, en communion perpétuelle avec la pensée de ses rédacteurs ; les praticiens, au contraire, aux prises avec les réalités extérieures, se riaient d’un pareil scrupule et dirigeaient toute leur activité vers une adaptation raisonnée des textes aux exigences de la vie sociale quotidienne. Ainsi avait fini par se dessiner avec une acuité particulière la séparation, sinon l’hostilité réciproque, de « l’Ecole » et du « Palais », car les hommes à la tour d’ivoire qu’étaient les théoriciens avaient principalement, mais non exclusivement, élu domicile dans les Facultés de Droit, tandis que par la force même des choses les praticiens constituaient le personnel des tribunaux à tous ses degrés et dans toutes ses variétés.
Mais ces temps sont révolus ; les lois de la réalité ont amené « l’École » et le « Palais » à une collaboration qui aurait dû toujours exister. Sans doute, les Facultés de Droit abritent le culte des idées générales ou, si l’on préfère, des notions juridiques, mais elles ne font pas que cela ; d’autre part, les Palais de justice ne voient plus exclusivement les maitres du barreau jongler avec les textes de loi, et les magistrats édifier leurs arrêts sur ces mêmes textes ; eux aussi font chaque jour davantage appel aux « notions juridiques » pour suppléer l’insuffisance du législateur ou, au besoin, corriger dans une certaine mesure ses dispositions5.
Sans doute, il est indéniable que parmi les enseignements des Facultés de Droit, certains en sont réduits à une valeur de formation juridique, ce qui ne porte en rien atteinte à leur importance ; l’organisation des Facultés de droit ne se conçoit pas, en effet, sans eux, pas plus qu’un juriste digne de ce nom ne peut en ignorer la substance. Nous visons principalement par ces enseignements les cours de science juridique historique : droit romain et histoire du droit. Mais à côté de ces disciplines ressortissant à la science pure, il s’en trouve un très grand nombre dont l’étude a, en définitive, pour objet la formation professionnelle et technique de l’étudiant, c’est-à-dire la pratique du Droit. A cette catégorie ressortissent notamment d’une manière toute spéciale les cours de droit civil, de droit commercial terrestre et maritime, de procédure civile, de droit criminel, de droit international privé, de droit administratif. Or, c’est précisément au sujet de ces multiples disciplines qu’a surgi la lutte de l’Ecole et du Palais, des théoriciens et des praticiens, sous le fallacieux prétexte que l’enseignement desdites disciplines ne cadrait pas avec leur application devant les tribunaux ou même s’opposait à elle. Autrement dit, le Droit civil, par exemple, serait autre à la Faculté de Droit et autre dans les prétoires.
Nous ne nous faisons pas faute de reconnaitre que cette proposition, si extraordinaire soit-elle, a revêtu les apparences de la vérité à l’époque de l’École de l’exégèse ; nous disons : les apparences, car malgré leur attachement à une doctrine et à des méthodes critiquables dans leur principe, les représentants de cette École en vinrent, sous l’empire de l’impulsion irrésistible et inconsciente à la fois de la réalité, à mettre en avant des solutions qui, dans de multiples hypothèses, cadraient avec celles consacrées par les tribunaux. Peu importe, au surplus, à l’heure actuelle ; les esprits les plus prévenus sont obligés de reconnaitre que la substance du droit civil ou du droit commercial apparait identique sous la plume du rédacteur d’une décision de justice, dans l’exposé oratoire des maîtres du barreau et au cours du professeur. Cela tient à ce que ce dernier, embrassant dans une même synthèse les données des textes de loi, les solutions de la pratique et l’évolution de la science, fait deux parts dans son enseignement et tend à la réalisation d’un double objectif correspondant : la part de la science et la part de l’application, un objectif de formation juridique scientifique et un objectif de formation juridique professionnelle ; les deux point de vue ne vont pas l’un sans l’autre sous peine, pour l’enseignement du Droit, de manquer son but. C’est ainsi que théoricien et praticien se rejoignent.
Seulement, tandis que le professeur est astreint par fonction à décrire et à rappeler expressément le cadre dans lequel apparaissent et doivent se maintenir les solutions particulières sous peine, pour les futurs juristes dont il a soin de la formation de tomber plus tard dans l’empirisme le plus hasardeux et le plus incertain, le praticien, lui, se contente de donner des solutions directes et concrètes aux questions qui lui sont posées et au sein desquelles sont intimement unis le fait et le droit, ou, plus exactement, dans lesquelles l’intervention du Droit est commandée et mesurée par les faits eux-mêmes ; mais le praticien, s’il n’énonce pas les principes d’après lesquels il se guide, ne les possède pas moins incrustés en quelque sorte dans son cerveau. De là, la nécessité du culte des notions générales et des liens entre toutes les sciences.
Nous reconnaissons d’ailleurs que par réaction contre l’excès d’utilitarisme ou même de matérialisme, qui dans les domaines professionnels de toute catégorie est la marque de l’époque présente, des esprits distingués sont tombés dans le verbalisme pur ; sous le couvert du culte des idées générales, ils font sans s’en douter profession d’idéologie ou encore de mysticisme juridique et universitaire. Pour eux, les Facultés de droit devraient dédaigner dans toutes les branches de leur enseignement le point de vue pratique, autrement dit négliger la répercussion technique et de fait des doctrines scientifiques, qui seraient la substance exclusive des cours. Si une pareille conception prédominait, ce serait entre « l’École » et le « Palais » un divorce dont la gravité laisserait loin derrière elle celui qui a existé aux temps héroïques de l’École de l’exégèse. Non, un cours de droit civil ou un cours de droit commercial ne se comprennent pas sans l’étude systématisée et critique des solutions jurisprudentielles comme des systèmes doctrinaux ; mais précisément cette étude systématisée et critique ne peut être utilement entreprise que dans le cadre et en fonction des notions générales elles-mêmes simultanément dérivées de la raison et de l’observation expérimentale. Au fond, et en un mot, théoriciens et praticiens sont solidaires les uns des autres et collaborent à une tâche commune […].
B. La juste conception des rapports de la doctrine et de la jurisprudence sur la double base de l’égalité et de la différence de leurs fonctions
La juste conception des rapports la doctrine et de la jurisprudence a été mise excellemment relief par M. Capitant, dans son beau livre : De la cause des obligations, 1923. Après avoir rendu justice à la jurisprudence dans l’élaboration de la théorie de la cause, Capitant s’exprime ainsi :
« On peut donc dire que la jurisprudence a rendu la vie à des textes dont la doctrine a méconnu l’utilité. Elle a su en extraire la sève qui s’y trouve réellement contenue. Nos tribunaux ont ainsi élaboré peu à peu, au jour le jour, sans l’appui de la doctrine et malgré ses observations et ses critiques, une théorie de la cause qui tient une place considérable dans le Droit jurisprudentiel des contrats et des libéralités. Seulement, les éléments de cette théorie se trouvent disséminés dans leurs innombrables jugements; ils n’ont pas encore été groupés, classés et organisés en corps de doctrine. Il nous a paru qu’il était opportun d’en entreprendre la systématisation, en les soumettant à une critique rationnelle et en les éprouvant par la comparaison avec le Droit des pays étrangers. Une des principales fonctions du juriste n’est-elle pas, à l’heure présente, d’interpréter le Droit jurisprudentiel, qui vient compléter, enrichir, modifier, recouvrir d’une végétation nouvelle le Droit écrit dans les textes législatifs ? Véritable Droit coutumier moderne, qui vit à l’état latent, mal connu, aperçu seulement à l’état fragmentaire, quelquefois même ignoré, tant que la Doctrine n’en a pas recueilli, critiqué, formulé, classé, harmonisé les dispositions. Telle est la raison qui nous a déterminé à entreprendre ce livre ».
« Toutefois, ajoute M. Capitant, notre effort eût été incomplet s’il s’était borné exclusivement à ce travail de coordination et de comparaison. La jurisprudence est traditionnaliste, comme la doctrine ; elle n’invente rien, une chaine ininterrompue relie le plus souvent ses décisions aux précédents historiques. C’est pourquoi il nous a paru nécessaire de rechercher à travers l’histoire l’origine, les vicissitudes et les applications de l’idée de cause. Tâche ardue, car la voie n’est pas encore frayée. Ordinairement, on ne remonte pas au-delà de Domat. C’est chez Domat, en effet, que l’on trouve le premier exposé méthodique de la cause, et les anticausalistes lui reprochent même de l’avoir inventé de toutes pièces en s’appuyant sur des textes romains détournés de leur vrai sens. C’est Domat qui, d’après eux, aurait introduit cette notion parasite dans notre technique juridique. Mais la raison et l’expérience protestent contre cette affirmation, et il faudrait, pour l’admettre, des preuves décisives qui n’ont jamais été produites. D’ordinaire, les systèmes arbitrairement inventés par les juristes n’ont pas une telle fortune ; ils meurent avec leurs auteurs ou bien avant eux. Une construction théorique n’a de chance d’être acceptée que si elle est fondée sur une juste observation des faits et sur une saine appréciation des rapports juridiques. Il ne dépend pas d’un jurisconsulte, si grand, si renommé qu’il soit, d’introduire dans la technique du Droit des conceptions artificielles, ne correspondant pas à la réalité des choses. Au surplus, qu’on lise les quelques passages que Domat a consacrés à la cause ; il en parle comme d’une notion couramment admise de son temps ; nulle part, il ne se donne les allures d’un novateur ».
En un mot, pour M. Capitant il n’y a pas de supériorité de la jurisprudence sur la doctrine, ni inversement ; chacune a sa fonction propre dans le développement et la vie du Droit. C’est la vérité même, il serait temps qu’elle fût reconnue de tous. La pratique judiciaire et extrajudiciaire tout comme la science du Droit s’en trouveraient rénovées. Les justiciables et, d’une manière générale, tous les participants à la vie juridique y trouveraient leur compte. Ils font les frais de ces luttes et de ces divergences stériles.
C. Le prétendu rôle secondaire des Facultés de Droit dans la formation juridique des aspirants aux carrières judiciaires et extrajudiciaires
Nous continuons avec l’objet de ce paragraphe à nous mouvoir dans le même ordre de préjugés tenaces. D’après des praticiens éminents, les Facultés de Droit ne seraient que des bureaux de douane. Leur rôle consisterait à délivrer des laissez-passer après un examen des bagages des plus sommaires. Ecoutez plutôt le bâtonnier Henri-Robert6, dans son livre précité : L’avocat (p. 58 et s.)7, nous exposer quel est le rôle des Facultés dans la formation juridique des futurs membres du barreau.
« Les jeunes qui veulent réussir, écrit-il, ne sont guère moins occupés que les anciens dont le succès a couronné la carrière. Nous passons sur les études préliminaires qu’il leur a fallu faire avant d’arriver au Palais : la licence en droit, souvent complétée d’une licence ès lettres, et compliquée généralement d’un stage dans une étude d’avoué et un cabinet d’agréé. L’Ecole de droit a la réputation bien établie, sinon justifiée, de ne point accabler de travail les étudiants qui s’y inscrivent. Il est vrai qu’un examen de droit peut être préparé hâtivement, sans jamais avoir suivi un cours, dans des ouvrages résumés spécialement à l’usage des candidats, où ne se trouve que l’essentiel des questions auxquelles ils auront à répondre. Mais l’étudiant peut aussi, s’il le veut, travailler son droit dix heures par jour, pendant trois ans, sans perdre son temps et sans réussir à épuiser le programme très vaste que comporte la licence! Cette seconde méthode n’est, sans doute, pas la moins recommandable lorsqu’on se destine à une profession telle que le barreau, dont le Droit constituera, en quelque sorte, l’aliment quotidien. Cependant, si beaucoup de jeunes gens pratiquent plutôt le premier système que le second, ce n’est pas généralement paresse de leur part, mais surtout manque de temps. C’est qu’ils veulent mener de front leur licence en droit et leur stage dans une étude d’avoué. Or, celle-ci absorbe le plus clair de leur temps. Tous les matins, de 8 h. 1/2 à midi, tous les après-midi, de 1 h. 1/2 ou 2 heures jusqu’à 5 ou 6 heures, il faut qu’ils soient à l’étude, unique ment occupés à s’initier aux secrets de la procédure pratique. Ils rédigent des projets d’assignations, des conclusions, des qualités ; ils reçoivent des clients; ils écrivent des lettres; ils téléphonent ; ils « font le Palais ». Cette formation pratique est indispensable à qui veut ne point se trouver dépaysé au sortir de l’Ecole de droit. Le clerc d’avoué connait, pour l’avoir suivie pas à pas, la marche normale des affaires en justice ; il sait, à première vue, retrouver dans un dossier le fil de la procédure, mettre immédiatement la main sur la pièce importante dont il a besoin. Il peut enfin, devenu avocat, et lorsqu’un client vient lui exposer une affaire, le conseiller lui-même sur la meilleure manière d’engager le procès et en garder la direction effective. Le stage dans un cabinet d’agréé n’est pas moins utile. S’il exige une assiduité plus grande que l’étude d’avoué, il nécessite un travail plus personnel et plus absorbant, il donne aussi plus rapidement la véritable pratique et le maniement des affaires. Il le met enfin d’un seul coup en plein courant d’affaires, au cœur même de ce tribunal de commerce dont les avocats ont fait la conquête. Lorsqu’il se sent assez sûr de lui-même, muni d’un bagage théorique et pratique suffisant, le licencié en droit demande son admission au stage »8.
Malgré toutes les réticences du bâtonnier Henri-Robert, il est évident que, dans son esprit, la Faculté de Droit est un organisme quasi inutile. Nous avons déjà fait allusion à cette tendance particulièrement surprenante chez un homme de cette trempe et de ce talent. Peut-être a-t-il comme excuse de ne point avoir suivi l’évolution qui s’est faite dans l’enseignement du Droit et de ne point consulter les statistiques annuelles des examens universitaires. C’est la même observation que nous ferons au sujet de M. Fabreguettes9 (La logique judiciaire et l’art de juger, p. 479)10 qui en est demeuré, quant à la connaissance de la réglementation des concours d’agrégation des Facultés de Droit, au système contemporain du procureur général Dupin11, c’est-à-dire vieux de presque un siècle12.
Le raisonnement du bâtonnier Henri-Robert est d’autant inexplicable qu’il conduit son auteur à une contradiction certaine, puisqu’il proclame un peu plus loin la nécessité absolue pour l’avocat de la connaissance de toutes les branches du Droit. Où s’enseignent-elles donc sinon dans les Facultés ?
III. Le sens des termes : mécanisme et technique externes de la clinique juridique par opposition au mécanisme et à la technique internes de cette même clinique juridique
Nous avons rappelé antérieurement que la clinique médicale avait pour objet l’enseignement et la pratique de l’art médical tels qu’ils s’effectuent au lit du malade ; que, d’autre part, l’art médical avait pour but le maintien et le rétablissement de la santé par opposition à la science médicale dont l’objet est l’étude des maladies. Dans ces conditions, avons-nous ajouté, l’application du Droit telle qu’elle incombe au magistrat, à l’avocat, au notaire, nous paraît correspondre, tout au moins sous la forme d’une image, à la notion de clinique.
Les règles et les institutions juridiques dont l’ensemble constitue la science juridique ont, en effet, été apprises à la Faculté par le praticien du Droit ; ces règles et ces institutions juridiques, variables suivant les époques et à physionomie légale, coutumière, jurisprudentielle ou doctrinale suivant les cas, ont pour objectif d’assurer à chacun, dans les multiples situations révélées par la vie sociale, la sécurité et, dans toute la mesure du possible, ce que l’on peut appeler le « bien-être juridique. Mais elles n’opèrent pas d’elles-mêmes ; elles se contentent de porter en elles des traitements juridiques appropriés aux divers cas, qu’il appartient aux praticiens du Droit de savoir, au moment opportun, proposer aux intéressés. Les traitements sont tantôt préventifs et tantôt curatifs. C’est principalement, avons-nous ajouté, aux rédacteurs d’actes juridiques symbolisés par la corporation du notariat qu’incombe le soin des traitements préventifs ; c’est, au contraire, toujours principalement, mais non exclusivement, sur le juge et l’avocat que retombe le maniement des traitements curatifs. Magistrature et consultants voient venir à eux des files de malades qui sollicitent le rétablissement de leur santé juridique, ou, si l’on préfère, le rétablissement de l’équilibre juridique, qui a été rompu à leur détriment. N’est-on pas de la sorte projeté en pleine clinique ? Comment, en effet, juge et consultant atteindront-ils le but de leur mission professionnelle ? Il ne s’agit point pour eux l’appliquer au cas présenté à leur compétence, d’une manière mécanique et brutale, les règles de droit et les institutions juridiques ressortissant à l’ordre d’idées dans lequel paraît, de prime abord, se mouvoir le plaignant. Il faut, avant toute chose, procéder à l’examen de celui-ci, à son auscultation, pour ensuite porter un diagnostic et enfin ordonner un traitement. N’est-ce pas là à la fois de la clinique et de la thérapeutique juridiques ?
Cela étant, deux points de vue doivent être nettement distingués en fait de clinique juridique. Sous le rapport en quelque sorte visuel, la clinique juridique se déroule de la façon suivante. On voit, en premier lieu, apparaitre un trouble juridique ou une simple aspiration à une transformation juridique qui se matérialisent dans un dossier. Suivant les cas, surgit, en second lieu, une consultation écrite, dans laquelle le spécialiste, penché sur ce « corps juridique » qu’est le dossier, consigne les résultats de son examen clinique et le traitement qui s’impose. Encore faut-il, en matière judiciaire, convaincre le juge ou les arbitres de la bonté de ce traitement, car seuls le juge ou les arbitres sont, dans cette hypothèse, susceptibles d’appliquer de force un traitement approprié ; de là une nouvelle manifestation de l’action clinique : les conclusions, le mémoire ou la plaidoirie. C’est ainsi qu’on arrive finalement à la formule du traitement, elle sera consignée tantôt dans un jugement tantôt dans une décision arbitrale, tantôt dans une transaction. Mais il n’est pas sûr que les intéressés acceptent en fait la formule à eux délivrée et la mettent en pratique ; l’état de rébellion n’est point une hypothèse théorique. Seulement en l’occurrence, la clinique médicale aura sa mission minée et cédera le pas à la clinique chirurgicale ; autrement dit, de la clinique proprement dite, on passera dans la chirurgie, dans le traitement par des procédés manuels. Les voies d’exécution sont là, sous la forme des diverses saisies et des astreintes, pour contraindre celui qui a été l’objet d’une décision de justice à mettre celle-ci en application.
Dossier, consultation écrite, conclusions, mémoire plaidoirie, jugement, commandement, procès-verbal de saisie, etc., constituent ce que nous appellerons le mécanisme et la technique externes de la clinique juridique, avec cette précision qu’en matière extrajudiciaire on ne rencontre que le dossier et l’acte instrumentaire final. Les termes de mécanisme et technique externes nous paraissent s’imposer puis qu’ils correspondent à la succession des manifestations de l’application du Droit à une espèce donnée.
Mais précisément on n’a pas avec ces manifestations la clef des difficultés soulevées par l’application du Droit. – Le dossier ne vaut, en effet, que par la constitution rationnelle et complète dont il a été l’objet ; à leur tour, la consultation écrite, les conclusions, le mémoire, la plaidoirie n’auront une portée efficace que si leurs auteurs ont su pénétrer l’ensemble des faits pour arriver jusqu’à l’âme du dossier, la saisir et dégager la solution à laquelle elle aspire. A peine est-il besoin d’ajouter que, démêlant le vrai du faux au milieu de prétentions et de plaidoiries contradictoires, le juge doit, a fortiori, remettre sur le chantier le travail déjà accompli par les praticiens, parfois multiples, qui sont intervenus dans l’instance.
Tout cela suppose de la part du consultant, de l’avocat, du magistrat, du notaire, un travail mental dont les divers aspects correspondent aux éléments matériels dont il vient d’être fait état… De là ce que nous qualifierons le mécanisme et la technique internes de la clinique juridique, dans lesquels on rencontre la maitrise de la science du Droit, le sentiment de la responsabilité professionnelle et l’esprit de décision, le don de l’observation psychologique, ensemble de sources qui seules assurent le fonctionnement normal de auscultation et du diagnostic juridiques comme aussi la rédaction de la formule tantôt curative et tantôt préventive.
Notes
- NDLR : l’auteur fait ici en note de bas de page « un aperçu en raccourci de la doctrine et de la méthode traditionnelles de l’enseignement des Facultés de Droit, doctrine et méthode dont l’ensemble a constitué une Ecole, an sens technique du terme, dénommée Ecole de l’exégèse ». Nous avons fait le choix de ne pas reproduire les deux pages et demie de note, celles-ci n’étant pas directement liées au sujet des cliniques juridiques.
- NDLR : « ils ont travaillé en vain ». Cette citation renvoie au psaume 127 (126 selon la numérotation grecque) du livre des Psaumes de l’Ancien Testament, dont la traduction complète du premier verset est : « Si l’Éternel ne bâtit la maison, ceux qui la bâtissent travaillent en vain ; si l’Éternel ne garde la ville, celui qui la garde veille en vain ».
- Julien Bonnecase, L’École de l’exégèse en droit civil. Sa doctrine et ses méthodes d’après les professions de foi de ses plus illustres représentants, 2e éd., Imprimerie Euvrard-Pichat, 1924.
- Julien Bonnecase, Supplément au Traité théorique et pratique de droit civil, par Baudry-Lacantinerie et ses collaborateurs, t. I, Sirey, 126, n° 123 et s.
- Id., t. I, n° 321 et s. ; t. II, n° 558 et s. ; t. III, n° 113 et s., 187 et s.
- NDLR : Henri-Robert (1863-1936, français), avocat, bâtonnier du barreau de Paris de 1913 à 1919. Elu à l’Académie française en 1923 pour ses travaux en histoire.
- NDLR : Henri-Robert, L’avocat, Editions Hachette, 1923.
- NDLR : pour rappel, en France, la création du Certificat d’Aptitude à la Profession d’Avocat date de 1941. Il est alors délivré après un an d’études théoriques et pratiques. Auparavant, tout licencié en droit pouvait demander au Conseil de l’Ordre d’un barreau à être inscrit au stage. S’il était accepté, il devenait avocat stagiaire pour une durée de 3 ans pendant laquelle il faisait l’objet d’une surveillance par le Conseil. Cette période passée, il devait demander au Conseil à être inscrit au tableau de l’ordre, un Conseil qui était souverain pour l’accepter ou le refuser.
- NDLR : Polydore Fabreguettes (1846-1943, français). Conseiller à la Cour de Cassation, président du tribunal des conflits et de la Commission supérieure de cassation.
- NDLR : Polydore Fabreguettes, La logique judiciaire et l’art de juger, F. Pichon et Durand-Auzias, 1914.
- NDLR : André Dupin (1783-1865, français). Avocat, Procureur général auprès de la Cour de cassation, député, puis sénateur.
- André Dupin, Réflexions sur l’enseignement de l’étude du droit, Everat, 1807, p. 159 et s.