Revue Cliniques Juridiques > Volume 5 - 2021

Imaginer une clinique en droit et genre en Turquie : Un manifeste d’intention polyphonique

« Birlikte Güçlü ! »1

Depuis plusieurs années, le slogan reproduit en épigraphe essaime les panneaux brandis avec force et détermination par les participant-e-s des marches pour les femmes en Turquie, comme celles récemment organisées en réponse à la décision du président turc de se retirer de la Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique, ou Convention d’Istanbul. De fait, plus qu’un cri de ralliement, il s’agit également à présent, augmenté du mot « Kadınlar » (« Femmes ») du nom de la plateforme de lutte et de communication turque contre le féminicide qui réunit des femmes provenant d’organisations de gauche, de syndicats, des féministes indépendantes ou organisées. Initialement créée en 2014 sous le nom d’« Action d’urgence contre le féminicide », cette plateforme a adopté le nom qu’on lui connaît à présent – « Kadınlar Birlikte Güçlü ! » ou « Les femmes sont fortes ensemble ! » – lors d’une rencontre charnière entre ses membres en février 2017 au sujet du processus de référendum constitutionnel qui a abouti au renforcement du pouvoir présidentiel au détriment du maintien d’un régime véritablement démocratique. Basée à Istanbul, la plateforme a eu depuis ses débuts pour but de parer au manque de coordination dans la lutte qui l’occupe dans la mégalopole, par comparaison avec les plateformes sœurs plus anciennes et actives dans la capitale et les ville moyennes de Turquie telles que Adana, Bursa ou encore Izmir2. En effet, le féminicide est loin d’être une question nouvelle en Turquie.

Depuis 1987, les femmes turques marchent dans la rue pour faire connaître les souffrances qu’elles subissent dans la sphère privée notamment3. Malheureusement, la Plateforme Kadın Cinayetlerini Durdurcağız (« Nous mettrons fin au féminicides ») a comptabilisé 300 féminicides avérés et 177 cas suspicieux pour l’année 2020, tandis que, pour 2021, elle en a déjà enregistré 207 avérés et 151 suspicieux4. Ces chiffres font écho aux témoignages de femmes et d’organisations telles que « Kadınlar Birlikte Güçlü ! » ou encore Mor Çatı (« Le toit violet »), l’association turque historique de soutien aux victimes de violence domestique, selon lesquelles la violence contre les femmes, et contre les minorités de genre et d’orientation sexuelle plus généralement, n’a fait qu’augmenter ces dernières années5. Une telle évolution fait un triste écho à la décision du président turc en mars 2021 de se retirer de la Convention du Conseil de l’Europe de 2011 sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique6. Constituant le traité international le plus ambitieux au monde conçu en matière de lutte contre les violences à l’égard des femmes et la violence domestique, et le premier de la sorte en Europe, elle a été surnommée Convention d’Istanbul, du fait du lieu retenu pour l’ouverture aux signatures honorant le rôle de leader joué par la Turquie à l’époque de son adoption, 10 ans plus tôt. Si la décision de se retirer de la Convention d’Istanbul, ayant pris effet au 1er juillet 2021, a été justifiée par une posture anti-genre de la part du président, elle s’est traduite sur le terrain dès son annonce, selon une travailleuse sociale de Mor Çatı7, par un plus grand laxisme de la part des forces de police notamment lors de la communication de plaintes par les victimes de violence domestique. Ainsi, avant même que le droit ne cesse de poser des obligations à l’Etat et ses agent-e-s, sa délégitimation politique produit d’importantes répercussions sur le terrain, que ce soit au niveau des comportements de ces derniers acteurs mais également au niveau de celui des personnes privées, les victimes se sentant d’autant plus en insécurité et les auteurs avérés ou futurs des crimes concernés faisant l’expérience d’un sentiment d’impunité accru8.

Le travail sur le droit, que ce soit sa construction, sa protection ou encore sa réforme, demeure donc essentiel dans la lutte contre toute forme de violence ou de discrimination, et notamment celles basées sur le genre. À cet égard, les cliniques juridiques ont depuis longtemps montré l’étendue de leur potentiel9. Ceci dit, il existe encore trop peu de cliniques juridiques en Turquie, et aucune qui ne s’intéresse au genre. D’où, dans le contexte politique actuel, la double pertinence de la future Cinsiyet Hukuku Kliniği (ou « Clinique sur le genre et le droit ») de l’université de Bahçeşehir (BAU) que nous, cinq avocates turques, une enseignante-chercheure et avocate turque et une enseignante-chercheure française (l’autrice du présent texte) assistée d’une sixième avocate turque10, avons imaginée ces deux dernières années et qui a ouvert ses modestes portes en septembre 2021. Cette aventure collaborative méritait d’être relatée, même sommairement, en vue de mieux en saisir les tenants et aboutissants au vu du contexte dans lequel elle s’inscrit ainsi que pour inspirer d’autres aventures du même acabit ici et ailleurs. Du reste, et c’est Bérénice K. Schramm qui parle ici, mon rôle moteur de coordinatrice dans l’aventure en question explique que ce récit se fasse sur une plateforme scientifique francophone, alors même que la clinique que nous avons mise sur pied opérera en turc (et dans de très rares occasions, selon certains besoins spécifiques, en anglais). Une telle évaluation négligerait pourtant de rendre compte, d’une part, de l’importante francophonie du milieu universitaire turc et de certaines de mes co-aventurières11 et, de l’autre, de l’intérêt du partage des expériences au-delà des aires directement concernées ou, pour le dire autrement, à l’aune des étendues invisibles de la Francophonie. Si je suis donc celle qui écrit ce texte au service de mes co-autrices, il s’agit bel et bien avant tout d’une histoire collective et féministe turque en devenir et un nouvel exemple de ce que créer une clinique juridique veut dire.

Un manifeste d’intention polyphonique en la matière, ce texte se veut ainsi d’abord une plateforme mettant en avant les voix de celles qui vont faire vivre cette clinique – Güley Bor, Esin Bozovalı, Çiğdem Çımrın, İlayda Eskitaşçıoğlu, Ezel Buse Sönmezocak et Ahu Moralı, leurs voix constituant alors la première section du texte. Celles-ci posées, nous serons en meilleure mesure d’appréhender le contexte universitaire et clinique local et la structure de la clinique envisagée, lesquels feront l’objet de la seconde section. Dans la troisième section faisant office de conclusion, je reviendrai sur le processus collaboratif qui a sous-tendu jusqu’à présent notre aventure, interrogeant son potentiel d’« utopie du quotidien »12.

I. A l’origine, une polyphonie d’intentions

Comme indiqué plus haut, la clinique imaginée sera incarnée au quotidien et dans l’action par cinq avocates-chercheures turques dont les intentions méritent d’être entendues afin de mieux appréhender le contexte dans lequel elles agissent et leurs motivations à co-créer ladite clinique. Ci-après est reproduit la traduction française que j’ai faite de leurs réponses à deux questions que je leur ai soumises à cet effet. Émulant les réflexions incisives de Pierre Legrand sur le phénomène de dépersonnalisation que l’enseignement classique du droit produit chez les étudiant-e-s et futur-e-s praticien-ne-s et chercheur-e-s13, la première question interroge leurs rapports à la discipline qu’elles maîtrisent et qui les a façonnées en partie (« Qui êtes-vous ? Que vous a fait le droit ? Que voulez-vous faire au droit ? »). La seconde question les invite à revenir sur les raisons de leur implication dans un projet pédagogique de la sorte, notamment dans le contexte turc actuel (« Pourquoi une clinique juridique ? Pourquoi cette clinique ? Pourquoi maintenant ? »).

Güley Bor, avocate et chercheure indépendante

Qui êtes-vous ? Que vous a fait le droit ? Que voulez-vous faire au droit ?

Je suis une féministe qui a une relation compliquée avec le droit. S’engager dans la théorie juridique féministe m’a fait remettre en question le légalisme, qui est très présent dans l’enseignement du droit en Turquie. Selon cette approche, le droit semble neutre mais, de fait, il est très souvent un outil d’oppression contre les femmes, les personnes LGBTI+, les personnes marquées par la différence raciale et d’autres groupes marginalisés. Nous devons donc combler le fossé entre le droit écrit et la réalité vécue par les personnes soumises à des lois apparemment neutres. Cela m’a motivée à travailler dans un cadre interdisciplinaire, en me concentrant sur la recherche, et à essayer de centrer ma conception et mon utilisation du droit sur les expériences des détenteurs de droits.

Pourquoi une clinique juridique ? Pourquoi cette clinique ? Pourquoi maintenant ?

La formation juridique clinique offre une alternative – une alternative à une compréhension du droit basée uniquement sur les lois écrites, les précédents et les examens pratiques anonymes où l’on attend de nous que nous appliquions le droit dans un scénario qui est arrivé à une personne que nous connaissons seulement sous le nom de « X ». Ceci est particulièrement important pour comprendre ce que le genre a à voir avec le droit. L’éducation juridique clinique aide les étudiant-e-s en droit à se demander pourquoi cette violation est arrivée à X, ce que cela a à voir avec le genre, l’identité de genre, l’orientation sexuelle, la race, la religion ou la classe de X, et la manière dont ces éléments interagissent les uns avec les autres. La formation juridique clinique peut aider les étudiant-e-s à s’interroger sur le rôle que joue le droit dans le maintien des systèmes de pouvoir, tels que le patriarcat. À l’heure où, en Turquie, les hommes qui assassinent des femmes ne sont pas tenus responsables et où le gouvernement déclare qu’il n’a pas l’intention de protéger les personnes LGBTI+ de la violence en se retirant de la Convention d’Istanbul au motif que celle-ci interdit la discrimination fondée sur l’orientation sexuelle et l’identité de genre, il est plus que jamais crucial que les futur-e-s défenseurs-euses des droits de la personne humaine aient la possibilité de s’engager de manière critique dans et avec le droit.

Ezel Buse Sönmezocak, avocate et doctorante à l’université Koç

Qui êtes-vous ? Que vous a fait le droit ? Que voulez-vous faire au droit ?

L’enseignement du droit en Turquie est fortement influencé par l’approche positiviste qui est uniquement basée sur la définition et l’application des normes juridiques, mais pas sur la logique ou le raisonnement qui les sous-tend. Ceci est principalement dû au fait que l’enseignement du droit en Turquie a pour priorité de répondre aux besoins de la pratique du droit en tant qu’avocat-e dans les tribunaux. Cet accent mis sur la pratique amène les étudiants à considérer les cours de droit public ou de sciences sociales, comme le droit constitutionnel, le droit administratif ou le droit international, comme « inutiles » ou « purement théoriques ».  En conséquence, des cours comme la philosophie du droit ou la méthodologie juridique sont jugés d’autant plus superflus.

Cependant, la dualité entre théorie et pratique dans l’éducation juridique elle-même est artificielle. La pratique du droit sans un raisonnement, une argumentation et une base théorique solides ne fait qu’éloigner le droit de la justice. En effet, le besoin de théorie devient plus crucial lorsqu’il s’agit de branches telles que le droit pénal ou les droits de la personne humaine, qui sont étroitement liées aux droits et libertés fondamentales. En tant que juriste mais aussi en tant que militante féministe des droits humains qui a examiné de près les déficiences des pratiques à cet égard sur le terrain, je pense qu’un-e bon-ne avocat-e est celle ou celui14 qui articule correctement la pratique et la théorie.

Pourquoi une clinique ? Pourquoi cette clinique ? Pourquoi maintenant ?

Les raisons évoquées au paragraphe précédent expliquent pourquoi nous nous sommes réunies et avons travaillé à construire une clinique sur le genre et le droit à l’université de Bahçeşehir en Turquie. Notre objectif est de réunir des expert-e-s en droits de la personne humaine qui travaillent activement sur le terrain, enseignent à l’université ou sont des chercheur-e-s indépendant-e-s. De cette façon, notre objectif est de rendre les étudiants capables d’appliquer la théorie à la pratique, de détecter les lacunes de la pratique (et de la théorie le cas échéant), et de réfléchir à de nouvelles possibilités théoriques et/ou pratiques pour y remédier.

Ma propre contribution à la clinique portera sur les préjugés sexistes et la loi, par exemple : nous nous concentrerons d’abord sur la théorie du genre et l’égalité des sexes en tant qu’objectif des droits de la personne humaine, et par conséquent, nous nous interrogerons sur la question de savoir si le droit a un genre, et si oui, quel est ce genre et quel est le rôle du genre dans ce domaine. Ensuite, nous observerons des cas réels en salles d’audience, nous rencontrerons des personnes réelles et traiterons de violations réelles, tout en réfléchissant à des solutions. En faisant cela, nous remettrons en question les déficiences systématiques de la pratique à l’aune des critiques féministes du droit. A la fin, nous ré-exécuterons le processus ou ré-écrirons le jugement d’un point de vue juste avec un raisonnement et une argumentation plus solides. Ainsi, j’espère que nous pourrons apporter une contribution significative à la perspective des futurs avocat-e-s avant même qu’iels soient diplômé-e-s.

Enfin, je pense que cette opportunité de formation pratique a également une signification très importante dans la conjoncture actuelle turque et mondiale. La Turquie est en effet le premier et le seul pays au monde, pour l’instant, à s’être retiré d’une convention fondamentale en matière de droits de la personne humaine concernant les droits des femmes, à savoir la Convention d’Istanbul. Ceci dit, si d’aucuns et d’aucunes prennent la décision de se retirer d’une convention qui garantit une vie sans violence pour les femmes, indépendamment de ce que les femmes disent et demandent, il y en aura d’autres pour imaginer, sous l’arc-en-ciel, de nouvelles et plus justes possibilités.

Esin Bozovalı, avocate et doctorante en droit public à l’université de Galatasaray

Qui êtes-vous ? Que vous a fait le droit ? Que voulez-vous faire au droit ?

Doctorante en droit public et avocate, je travaille dans le domaine du droit d’asile, du droit pénal, des droits de la personne humaine et la violence sexuelle et sexiste. En tant qu’avocate travaillant sur le terrain et dans des affaires de contentieux stratégique, j’ai eu le privilège et l’immense satisfaction de voir des changements dans la vie des gens grâce aux efforts personnels et collectifs des défenseurs des droits de la personne humaine et des avocat-e-s. Cela m’a fait prendre conscience que le changement vient du terrain et de la base. Réaliser la pleine égalité et une société véritablement démocratique n’est possible que sur la base de la protection et du maintien des droits de la personne humaine de chacun-e, et en particulier des personnes défavorisées. Comme membre de la société civile, et comme avocate travaillant dans des affaires concernant les droits de la personne humaine, et surtout dans le cadre du contentieux dit stratégique, j’essaie de créer un changement dans la vie d’une personne à la fois, mais aussi, à plus long terme, un changement dans le système et la pratique juridiques.

Pourquoi une clinique ? Pourquoi cette clinique ? Pourquoi maintenant ?

La plupart des étudiant-e-s en droit en Turquie font leurs études universitaires sans comprendre les besoins et les problèmes juridiques de la société et sans avoir la chance d’imaginer pouvoir contribuer à un réel changement ou de participer à l’évolution démocratique ou à l’amélioration de la situation en matière des droits de la personne humaine. Je crois au fait que la clinique peut donner une chance aux étudiants de rencontrer des praticien-ne-s issu-e-s de différents domaines, de comprendre d’une nouvelle manière les diverses façons qu’il existe de travailler en droit, d’apprendre des expert-e-s et d’être intégré-e-s à de futures collaborations. Cette inspiration peut être très efficace pour les futur-e-s avocat-e-s que ces étudiant-e-s aspirent à devenir, en vue précisément de trouver leur voie et leur sens de la créativité. La clinique juridique est, à mon sens, une nécessité pour la Turquie d’aujourd’hui à la lumière de l’effondrement de son régime démocratique et des problèmes croissants que connaît son système juridique. La clinique peut être efficace pour montrer aux étudiant-e-s qu’il existe un besoin pour différentes approches et divers sujets juridiques et que chaque contribution compte. Cela peut les inviter ou les encourager à participer à l’amélioration du système juridique.

İlayda Eskitaşçıoğlu, avocate et doctorante en droit public à l’Université Koç, fondatrice de l’ONG We Need To Talk

Qui êtes-vous ? Que vous a fait le droit ? Que voulez-vous faire au droit ?

Avocate inscrite au barreau d’Ankara et doctorante en droit public, j’étudie et fais des recherches sur le droit international des droits humains, et plus particulièrement sur les entreprises et les droits humains dans une perspective d’égalité de genre. Je suis également la fondatrice de Konuşmamız Gerek | We Need To Talk, une ONG basée à İstanbul qui vise à lutter contre la pauvreté et le stigma liés aux règles en distribuant des produits sanitaires à des populations désavantagées et en menant des actions de plaidoyer et de sensibilisation sur le sujet. Tout au long de mon parcours, j’ai eu la chance d’interagir avec le droit turc en portant plusieurs casquettes. En combinant mes expériences de pratique et d’étude du droit, l’impact majeur du droit sur moi a été de me fournir une base solide sur laquelle construire mes arguments d’activisme social, en particulier en matière d’équité menstruelle. Il m’a donné une perception plutôt réaliste de ce qui peut et ne peut pas être réalisé par le seul biais de l’activisme et de la manière dont le contentieux dit stratégique peut être utilisé comme une force pour la justice sociale, l’égalité de genre et la responsabilité sociétale des entreprises. Il m’a également montré à quel point le droit international évolue lentement et laborieusement, à quel point il est majoritairement masculin, et à quel point les juristes et les universitaires féministes ont besoin de l’activisme comme accélérateur pour construire des environnements juridiques plus égalitaires entre les sexes. En un mot, le droit m’a appris à mieux façonner mon activisme. Si j’ai pris conscience du fait que mon impact sur le droit sera finalement (et de manière plus réaliste) plus limité que je ne l’avais rêvé, je souhaite mobiliser cet impact pour contribuer à l’intégration du genre dans le domaine des entreprises et des droits de la personne humaine (Business & Human Rights, BHR), ainsi que pour établir des bases juridiques solides pour l’équité menstruelle.

Pourquoi une clinique juridique ? Pourquoi cette clinique ? Pourquoi maintenant ?

Cette clinique est pour nous une occasion passionnante d’aider les étudiants à découvrir les perspectives de devenir d’avocat-e-s militant-e-s, et si l’opportunité se présente à travers certains projets, de communiquer et apporter un soutien aux communautés vulnérables. La pratique des cliniques juridiques n’est pas bien établie en Turquie et c’est dommage. Plus important encore, une clinique juridique axée sur l’égalité de genre est absolument nécessaire, compte tenu des récents revers subis par le mouvement féministe local et de la détérioration de la situation en matière d’égalité de genre en Turquie. Si le mouvement féministe turc est bien organisé, les juristes n’y sont pas assez impliqué-e-s. Cette clinique juridique est une occasion opportune de combler cette lacune et de renforcer les capacités des étudiant-e-s en droit, ainsi que de construire un pont entre les victimes de violations de droits humains en lien avec le genre, les groupes communautaires, les activistes et le monde universitaire.

Dr. Çiğdem Çımrın, avocate et fondatrice de l’ONG Minerva BHR

Qui êtes-vous ? Que vous a fait le droit ? Que voulez-vous faire au droit ?

J’ai travaillé dans le domaine du droit des sociétés dans de grands cabinets d’avocats internationaux en Turquie et aux Pays-Bas pendant plus de dix ans. Alors que je travaillais en tant qu’associée principale, j’ai entamé un doctorat en droit public axé sur les entreprises et les droits de la personne humaine (BHR) afin de satisfaire mon intérêt pour les droits de la personne humaine. Au cours de mon doctorat, j’ai réalisé que le mouvement initié dans le domaine du BHR depuis 2011 est en fait une étape importante en vue de changer le statu quo mondial du « business as usual » et que je peux, en combinant mon expérience professionnelle avec mes recherches, contribuer audit mouvement. En changeant de carrière pour matérialiser cette contribution, j’ai décidé de relever le défi de protéger les droits et les libertés contre les abus. Après avoir travaillée avec des ONG locales et internationales actives dans le domaine humanitaire, et notamment la lutte contre l’esclavage moderne, l’exploitation au travail et le travail des enfants, dans les chaînes d’approvisionnement des multinationales qui fournissent des biens et des services depuis la Turquie, j’ai récemment fondé Minerva Business and Human Rights (Minerva BHR), la première ONG en Turquie qui se concentre sur ces questions. Avec Minerva BHR, j’ai pour objectif de faire progresser l’agenda du mouvement BHR en Turquie, de garantir l’accès à la justice pour les groupes vulnérables, de lutter contre les violations des droits de l’homme par les entreprises et les institutions financières, et de sensibiliser le public. Il reste beaucoup à faire, dans le monde et en Turquie, pour faire progresser les efforts déployés depuis des décennies pour que les entreprises soient tenues responsables des violations des droits de la personne humaine qu’elles causent et pour empêcher que de nouvelles violations ne se produisent.

Pourquoi une clinique juridique ? Pourquoi cette clinique ? Pourquoi maintenant ?

La croissance mondiale des sociétés et entreprises de commerce va de pair avec un plus grand impact de leurs opérations sur les droits de la personne humaine, notamment lorsque des régimes juridiques différents sont en cause. Les sociétés mères, par l’intermédiaire de leurs fournisseurs et filiales, affectent les droits humains des personnes vivant dans différentes parties du monde en raison des relations commerciales incertaines, des conditions de travail précaires et incontrôlées dans la pratique. Cela fait du domaine des BHR non seulement un champ d’étude théorique, mais également un domaine qui est profondément lié à la pratique ou à la vie réelle. En particulier, les inégalités de genre existant dans la société sont exacerbées par les violations des droits humains auxquelles les femmes sont confrontées dans le cadre des activités commerciales des entreprises. À mon sens, les cliniques juridiques fournissent une opportunité indéniable aux étudiant-e-s en vue d’apprendre comment les connaissances juridiques sont utilisées dans la vie personnelle et professionnelle. Je crois au fait que les cliniques juridiques puissent avoir un impact significatif, positif et durable sur la société. Par conséquent, à cette époque charnière pour le BHR, je pense que notre clinique en droit et genre constitue un espace important pour examiner ce domaine du point de vue du genre et des droits de la femme, en sus de montrer aux étudiant-e-s l’importance de l’expérience pratique et, pour ma part, de pouvoir transmettre les expériences que j’ai acquises sur le terrain.

Dr. Ahu Moralı, avocate et professeure assistante en droit civil à l’Université Bahçeşehir 

Qui êtes-vous ? Que vous a fait le droit ? Que voulez-vous faire au droit ?

Depuis mes années de lycée, j’ai toujours eu un intérêt particulier pour les problèmes liés au genre, surtout pour ce qui est de la situation des femmes et des filles. Alors qu’au début, je n’étais en mesure de discuter de ces problèmes que sur le plan philosophique, la formation juridique que j’ai reçue a accru mon intérêt et ma sensibilisation sur le sujet. Travailler comme membre du corps professoral à la faculté de droit et donner des cours de droit de la famille et droit des personnes m’a également permis d’acquérir les connaissances et les compétences nécessaires pour aborder la question sous un angle juridique plus large.

Pourquoi une clinique juridique ? Pourquoi cette clinique ? Pourquoi maintenant ?

Je crois au fait que cette clinique sera une plateforme pertinente pour partager avec les étudiant-e-s mes connaissances académiques et l’expérience pratique que j’ai acquises au fil des années. Je suis ravie de faire partie d’un tel projet, le premier dans son domaine en Turquie, où la question de la discrimination fondée sur le genre sera abordée depuis une perspective libre et inédite.

II. Une clinique turque en droit et genre : un contexte incertain pour une certaine structure

De l’écho des voix ci-dessus ressort un contexte universitaire particulier, celui d’un enseignement du droit positiviste qui fait la part belle aux connaissances abstraites du réel en vue de former de futur-e-s avocat-e-s technicien-ne-s du droit. En effet, la politique éducative turque divise l’enseignement du droit le long d’un axe théorie-pratique attribuant le premier versant dudit axe aux facultés de droit et le second aux barreaux. Selon Julien Lonbay et Musa Toprak, « La Turquie a une formation juridique classique en deux étapes pour préparer les juristes à exercer en tant qu’avocat. La [première] étape académique à l’université a été fortement influencée par la tradition juridique allemande et a la réputation d’être très théorique, avec peu d’application pratique du droit ».15 Un tel climat pédagogique, selon les deux auteurs, explique ainsi le peu d’intérêt porté par les facultés de droit à l’enseignement pratique tel que mis en œuvre dans les cliniques juridiques. Ce dernier, le deuxième niveau de la formation juridique selon les auteurs précités, a historiquement été l’apanage du Barreau, une formation post-universitaire d’une durée d’un an qui consistent en deux stages de six mois, l’un effectué auprès des instances judiciaires et l’autre auprès d’un-e avocat-e. C’est la raison pour laquelle les Barreaux se sentent parfois menacés dans leurs prérogatives et expertise lorsque les universités souhaitent s’engager dans la voie de la formation pratique, par le biais notamment des cliniques juridiques16. C’est donc à l’aune de cette tradition pédagogique que l’on retrouve du reste ailleurs17 – que le faible nombre de cliniques juridiques en Turquie doit être appréhendé. Si Lonbay et Toprak recensent 8 cliniques juridiques en Turquie18, nous en avons pour notre part comptabilisé 20 ainsi que 4 projets y relatifs.

TABLEAU RECAPITULATIF 

Nom de la clinique (et université) Date de création Thématique Activités
Université Bilgi 2003 Droit du travail, droit de la consommation, droits des personnes détenues et droits de la personne en lien avec l’environnement numérique Fourniture de soutien juridique (information et accompagnement) aux populations défavorisées et aux détenus
Association de la société civile dans le système pénitentiaire 2009 Droits fondamentaux des femmes détenues Fourniture de soutien juridique (information et accompagnement) aux femmes détenues
Barreau d’Eskisehir 2013 Symposium Symposium pour universitaire, avocat-e-s et représentant-e-s d’ONGs
Université Istanbul 2014 Droit des consommateurs, prévention de la cybercriminalité dans la vie quotidienne, droit pénal informatique, droits des personnes migrantes, droits des patients et des personnes handicapées Fourniture de présentation thématiques dans les lycées de Fatih (Istanbul)
Université TOBB-ETU 2014 Soutien juridique aux détenus Fourniture d’un soutien juridique aux détenus
Université d’Ankara 2015 Droits de l’homme, droit de famille, droit de propriété intellectuelle, droit social Symposium pour universitaire, avocat-e-s et représentant-e-s d’ONGs, fourniture de présentations thématiques
Université Yıldırım Beyazıd Ankara 2016 Droit des réfugiés Clinique de médiation: fourniture de soutien juridique (information et accompagnement) aux réfugiés
Université Selcuk 2016 Droit des réfugiés Fourniture de présentation thématiques sur le droit des réfugiés dans les lycées
Center for Alternative Dispute Resolution 2016 Médiation Formation juridique aux étudiants
Université Ozyegin 2017 Médiation Fourniture de soutien juridique (information et accompagnement)
Cour de Cassation de Turquie 2017 Ethique juridique Présentation aux étudiants sur l’éthique judiciaire
Union des Barreaux turcs 2018 Droit des réfugiés Fourniture d’un soutien juridique aux réfugiés
Ministère de la justice de Turquie 2018 Prévention de la violence familiale, droits des personnes handicapées, droit des réfugiés, prévention de la maltraitance des enfants, transformation urbaine Fourniture de présentation thématiques aux étudiants sur différents domaines
Université İbn-i Haldun 2018 Accès à la justice Fourniture de soutien juridique (information et accompagnement) aux ressortissant-e-s étranger-e-s
Barreau d’Istanbul 2019 Accès à la justice, mise en œuvre des droits des femmes, des enfants et des réfugiés au bureau d’aide juridique Présentation des étudiants sur différents domaines selon leur observation en bureau d’assistance juridique du barreau
Université turco-allemand 2019 Aide juridique Fourniture de soutien juridique (information et accompagnement)
Institut d’Ombudsman en Turquie et Université Atılım 2019 Droit des enfants, Aide juridique, éthique, droit dans la vie quotidienne Echange d’informations avec une méthode interactive et observation de la pratique du Ombudsman
Université Cag 2019 Droit de la consommation Observation et création de brochures d’information
Université Trabzon 2020 Différents domaines Formation juridique et moot court

Ce passage en revue sommaire du paysage de la formation clinique juridique en Turquie fait ressortir la diversité des modèles choisis et des thèmes couverts, une caractéristique usuelle de ce champ d’activité19. Ceci dit, un élément marquant dudit paysage est précisément la quasi-absence de la thématique du genre alors que, nous l’avons vu dans l’introduction, les revendications des femmes et des minorités concernées n’ont cessé d’être exprimées dans l’espace public turc depuis des décennies, et particulièrement ces dernières années. Seule la clinique juridique de l’Université d’Ankara a pris le genre pour focus officiel, quoique de manière subsidiaire. Notre clinique sera donc la première en Turquie qui s’intéresse exclusivement au genre par le biais d’enseignement et de projets faisant de ce dernier, dans une approche intersectionnelle, la lentille d’analyse première du droit et de son impact structurant sur la société turque. En outre, grâce aux expertises variées des avocates-chercheures impliquées, cette feuille de route en genre permettra d’explorer divers champs juridiques, du droit de la migration au droits humains de la personne queer en passant par le droit du travail ou encore les droits à l’autonomie sexuelle et corporelle, y compris le droit de vivre à l’abri de la violence psychologique ou physique. Si d’aucuns pourraient penser qu’une telle feuille de route impose un rétrécissement du terrain d’action, il n’en est rien, bien au contraire. C’est d’ailleurs une des difficultés que nous avons rencontrées lors de nos nombreuses discussions préparatoires : si l’on peut tout traiter à l’aune du genre, comment choisir les projets à mettre en œuvre ? Et partant, quel modèle méthodologique et format pratique adopter ?

Dans le premier volume de la présente revue était reproduite, à bon escient, la traduction d’un article de Richard J. Wilson énumérant les 10 étapes permettant la mise en place et la gestion d’une clinique juridique20. Sept d’entre elles concernent la mise en place de la clinique : (1) choisir les buts et objectifs de la clinique relativement au cadre plus général de la formation juridique de l’institution ; (2) identifier les personnes compétentes pour l’encadrer ; (3) en choisir la thématique) ; (4) déterminer la durée d’engagement des étudiant-e-s et la forme de notation appropriée ; (5) concevoir un système d’évaluation efficace ; (6) prévoir le système de recrutement et de recherche de projets ; (7) établir un budget et des sources de financement pérennes. Les trois étapes restantes relèvent de l’opérationnel : (8) construire une relation durable avec la communauté juridique extérieure à l’université ; (9) gérer les affaires comme un cabinet d’avocat implanté au sein de la Faculté de droit ; (10) concevoir un séminaire pratique offert en parallèle du travail clinique. Quoique basé sur trois décennies d’expérience dans le domaine, Wilson reconnaît que la création d’une clinique juridique au sein d’une université est un processus « éminemment pratique, si ce n’est souvent très politique, et peut parfois être un objectif à long terme »21. Malgré, si ce n’est à cause précisément de sa spécificité contextuelle et thématique, la genèse de notre projet correspond en tout point ou presque à l’observation de Wilson.

Nous nous sommes ainsi retrouvées confrontées à des questions d’ordre très pratiques liées non seulement au cadre institutionnel de l’université (quel format administratif) mais également à la conjoncture pandémique actuelle (comment travailler avec les étudiant-e-s). Quant à l’aspect politique, il touche de manière évidente à l’impact de la politique gouvernementale, tant dans sa dimension anti-genre et que dans celle de la censure universitaire (comment éviter d’attirer l’attention pour continuer à exister). Très vite, nous avons réalisé que seule une approche incrémentielle nous permettrait de construire une structure durable, adaptée à l’université qui l’accueille, aux avocates qui l’animent ainsi qu’aux étudiant-e-s qu’elle vise à former. L’enseignement clinique étant relativement nouveau en Turquie, du reste de fait non régulé22, et parfois encore mal compris par des étudiant-e-s formé-e-s dans un système scolaire et universitaire obsédé par la théorie et, pour les universités privées, dans une bulle de marchandisation de l’éducation qui les pousse à agir en consommateur-rice, il s’agit ainsi de trouver la formule qui les attirent et correspondent à leurs besoins présents et futurs tout en respectant les valeurs féministes qui nous ont poussé, avant tout, à créer cette clinique.

Quid donc de cette formule ? Notre clinique voit le jour, pour l’instant, sous la forme d’un projet d’une année, financé par l’université elle-même sur la base d’un budget que nous lui avons proposé. Le budget est principalement constitué de la compensation financière, sous forme de prix forfaitaire, des avocates impliquées pour leur intervention pédagogique. Le choix de la structure ponctuelle plutôt que celle d’un cours intégré au cursus s’explique par l’interdiction que fait BAU à des intervenant-e-s extérieur-e-s d’enseigner de manière régulière dans le cadre de cours donnant lieu à des crédits universitaires ; seul-e-s les membres de la faculté titulaires sont habilité-e-s à la tâche. D’autre part, le format de cours disponible pour la clinique aurait minimisé notre capacité à définir le processus de sélection des étudiant-e-s y participant. Ainsi, voulant garder une formule où la présence et l’expertise des avocates est privilégiée et la sélection des étudiant-e-s laissée à nos soins, nous avons décidé de donner la primauté à la liberté de conception et de mise en œuvre sur une pérennité édulcorant nécessairement notre vision.

Pour cette première édition, nous avons choisi, comme beaucoup d’autres cliniques, de consacrer le premier semestre à l’enseignement théorique et le second au travail pratique, introduit par quelques modules de formation qui lui sont spécifiquement liés (cf. tableau ci-après). L’originalité de la formule réside donc non pas dans ce diptyque mais dans le fait que la sélection des étudiant-e-s ne se fera que vers la fin du premier semestre. Nous avons souhaité rendre la partie « théorique » de la clinique accessible à tout le corps estudiantin de la faculté de droit (et plus largement de l’université) dans la mesure où les thématiques traitées le sont rarement dans les cours du cursus normal et méritent donc d’être diffusées largement. D’autre part, le manque d’attrait, dans le contexte turc, d’une structure pédagogique ne donnant pas lieu à crédit requiert que l’on nourrisse l’intérêt des étudiant-e-s avec un premier semestre introductif. Ceci dit, la sélection des futur-e-s étudiant-e-s de la clinique reposera non seulement sur une évaluation de leur motivation (à l’écrit et à l’oral) et sur leur présence répétée lors des cours-conférences du premier semestre, mais également sur leur participation lors d’une ou deux séances collectives, à la détermination des projets sur lesquels iels auront à travailler. A ce stade, et si les avocates parmi nous ont déjà évoqué certaines pistes de projets23, nous avons décidé d’attendre de connaître les étudiant-e-s intéressé-e-s, leur nombre, leur profil universitaire (idéalement en deuxième, troisième voire quatrième année), y compris certaines de leurs compétences (notamment linguistiques) pour arrêter les projets du second semestre. Si cette stratégie peut sembler attentiste, elle nous paraît la plus à même de produire une première itération réussie, car réaliste et pragmatique, de la clinique.

AUTOMNE Semaine Intervenant-e-s Thème
Cycles de séminaires-conférences 0 Tout le monde Présentation de la clinique et des avocates
1 Ezel Buse Sönmezocak Les préjugés de genre et le droit, dans la théorie et dans la pratique : la violence fondée sur le genre et l’impunité
2 Ahu Moralı Droit de la famille turc et genre
3 İlayda Eskitaşcioğlu La pauvreté menstruelle
4 Güley Bor et Hatice Demir Les droits des personnes LGBTI+ sous l’emprise de la morale et de l’ordre public
5 Esin Bozovalı Droit d’asile et système de protection internationale en Turquie
6 Cigdem Cimrin Ardic La dimension genre en ’Business et Human Rights’
Sélection des étudiant-e-s et des projets 7-8 Tout le monde Sélection des étudiant-e-s intéressé-e-s sur motivation écrite et orale.
Choix collectif des projets retenus pour le semestre de supervision.
PRINTEMPS SEMAINE Activités
Mise en œuvre des projets retenus 1 Clinique Genre et Droit de BAU 2021 :
– Présentation du thème et des projets 2021
– Mise en place de groupes d’étude (2-3 étudiants supervisés par une avocate)
– Présentation du planning de travail (délais et produits finis)
2 Méthodologie clinique : Travailler avec ou pour la communauté vulnérable
3 Cadres et défis juridiques locaux, régionaux et internationaux
4 Méthodologie clinique : recherche, rédaction, entretien, conseil
5 Travail de groupe avec supervision
6 Travail sur le projet parallèle « Plaidoyer » (sensibilisation de la communauté estudiantine de BAU aux projets de la Clinique)
7 Travail de groupe avec supervision
8 Travail de groupe avec supervision
9 Travail de groupe avec supervision
10 Travail sur le projet parallèle « Plaidoyer »
11 Travail de groupe avec supervision
12 Travail de groupe avec supervision
13 Présentation des résultats du travail de chaque équipe et des personnes conseillées
14 Réalisation du projet parallèle « Plaidoyer » sous la forme d’une conférence

Pour achever ce descriptif programmatique, il convient de préciser deux points tangentiels. D’une part, si les étudiant-e-s ne recevront pas, dans la configuration actuelle, de crédit pour leur participation à la clinique, leur travail sera bien évidemment noté par les avocates qui le superviseront. Cette notation évaluera des compétences professionnelles (ponctualité, expression, organisation) ainsi que des productions écrites (travail de recherche et contribution au projet). D’autre part, si la nature des projets retenus pour la présente édition de la clinique reste à déterminer, la fourniture de conseils juridiques à des personnes physiques ou morales a été exclue a priori du fait des prérogatives du Barreau en matière de formation pratique qui rendent le flou juridique entourant le fonctionnement des cliniques juridiques institutionnellement menaçant, comme cela a été souligné un peu plus haut. De sorte que, si l’on omet le focus sur des projets autres que communautaires, notre clinique, en sa formule actuelle, résonne grandement avec les 4 hypothèses sur lesquelles Wilson fait reposer son plan en 10 étapes24. Premièrement, il s’agit bien d’une structure intégrée au cursus universitaire en droit de BAU et offrant une notation ainsi qu’une formation théorique en complément du travail pratique. Deuxièmement, elle dérive d’un réaménagement, sous forme de complément même limité (par sa durée et le nombre d’étudiant-e-s concerné-e-s), du cursus en droit à BAU. Troisièmement, son établissement repose sur la présence d’un-e enseignant-e-chercheur-e de rang suffisant au sein de la faculté, à l’origine moi-même (Bérénice K. Schramm) puis, du fait des règles en matière de financement exigeant la présence à la coordination d’un-e enseignant-e chercheur-e turc-que, Ahu Moralı dont la séniorité et l’expérience complètent du reste à merveille le reste de l’équipe. Quatrièmement, et conformément notre clinique a pour objectif exprès « d’être [un] agen[t] d’une évolution sociale profonde », notamment en contribuant à la formation de futur-e-s juristes, qu’iels deviennent praticien-ne-s ou chercheur-e-s, qui puissent prendre la mesure du rôle qu’iels jouent dans celui que joue le droit, ou son absence, dans la (re-)production des normes de genre. C’est-à-dire, sans ambages, une nouvelle itération de l’éducation qui serve la transgression25.

III. Au-delà du plan, une « utopie du quotidien »26

Wilson conclut son article en rappelant que « [l]es dix étapes ne sont ni infaillibles, ni une panacée pour les problèmes de création d’une clinique et de méthode »27. Dont acte. Dans le cadre de notre aventure, il m’apparaît clairement à présent que nous n’avons pas suivi l’ordre ainsi établi entre les sept étapes de mise en place et les trois étapes opérationnelles. La genèse de la clinique est un événement fortuit plus que planifié. Pour le dire autrement, elle a consisté en un enchevêtrement de réseaux d’avocates féministes activé, grâce à l’entremise et les efforts d’Ayşe Özge Erceiş, lors de la préparation d’un panel à l’occasion justement de la célébration du 8 mars 2020 qui a permis notre rencontre initiale, et par la suite, sur la base de mon ancrage institutionnel, a abouti à la construction de la présente clinique en devenir. En sus d’avoir été un processus organique, il s’est agi d’une forme d’irruption, voire de perturbation – certes, autorisée – des cadres pédagogiques et axiologiques habituels de la faculté de droit. Ceci dit, et cela mérite d’être souligné ici, celle-ci, en la personne des trois doyen-ne-s qui se sont succédé-e-s à sa tête depuis mars 2020, ont toujours fait preuve d’un grand enthousiaste pour le projet dont le budget a justement été récemment adopté à l’unanimité par la commission universitaire concernée. Ces prises de position spécifiques, ajoutées à celle systémique du Ministère de la justice incluant depuis plusieurs années les cliniques juridiques dans son projet de stratégie de réforme du secteur de la justice28, semblent vouloir dire que les cliniques juridiques ont en fin de compte un avenir plutôt radieux en Turquie29.

Dans l’intervalle, nous continuerons ce que nous avons commencé, en testant notamment notre vision dès le mois d’octobre. Ceci dit, les valeurs féministes qui la fondent ont déjà façonné le processus de création que nous avons souhaité, autant que faire se peut, collaboratif et horizontal.  De mon côté, j’ai fait tout mon possible pour atténuer l’asymétrie relationnelle résultant de l’ancrage institutionnel dont Ahu et moi-même bénéficions. La prise de décision collective et informée a été privilégiée, quitte à multiplier les réunions ou les explications en vue de traduire pour celles d’entre nous qui ne connaissions pas les arcanes du système universitaire certaines de ses exigences bureaucratiques et pour celles d’entre nous dont l’expérience militante était plus limitée voire inexistante, les modes d’action radicaux qui façonnent les mouvements féministes. Cette volonté de prise de décision collective et informée se retrouve dans le système de recrutement des étudiant-e-s – en privilégiant leur motivation plus que leurs relevés de note, ou encore dans la sélection des projets de la clinique – en le faisant en discussion avec les étudiant-e-s concerné-e-s. De sorte que, avant même d’exister, notre clinique a déjà contribué à transgresser un certain nombre de codes universitaires en émergeant d’une gestion et prise de décision aplanie et d’une thématisation qui se veut collectivisée. Elle n’en est pas moins imparfaite et sujette aux contraintes indépassables dérivant de son inscription au sein de l’université néolibérale, laquelle exclut certain-e-s expert-e-s et certain-e-s savoirs et s’isole le plus souvent des communautés dont elle occupe pourtant l’espace. C’est bien pour cela qu’elle semble correspondre, à mon sens, à ce que Davina Cooper a appelé les « utopies du quotidien », c’est-à-dire « les réseaux et les espaces qui organisent la vie quotidienne, dans le Nord global, d’une manière radicalement différente » et qui « mettent l’accent […] sur ce qui est faisable et viable compte tenu des conditions actuelles »30. Ces limites ne doivent cependant pas empêcher la célébration de ces utopies sans lesquelles imaginer un futur plus juste est tâche véritablement impossible, car irréelle31. A nous de rêver toujours plus ensemble.

Notes

  1. Traduit en français par « Fort-e-s ensemble ! ».
  2. Sivil Sayfalar, « Kadınlar Birlikte Güçlü: Birbirimizi Hatırlamak ve Birlikte güçlenmek İçin Bir Alan», 20 nov. 2018 [https://www.sivilsayfalar.org/2018/11/20/kadinlar-birlikte-guclu-birbirimizi-hatirlamak-ve-birlikte-guclenmek-icin-bir-alan/]
  3. Voir Serpil Çakır, « Chronologie. Le mouvement des femmes en Turquie », Cahiers d’Études sur la Méditerranée Orientale et le monde Turco-Iranien (CEMOTI), vol. 21, 1996, pp. 201-206 ; Berna Ekal, « Women’s Shelters in Turkey. Whose Responsibility? », Ethnologie française, vol. 44, 2014, pp. 237-245, p. 239.
  4. Plateforme Kadın Cinayetlerini Durdurcağız (« Nous mettrons fin au féminicides »), « Veriler » (« Données ») [http://kadincinayetlerinidurduracagiz.net/kategori/veriler], au 18 novembre 2021.
  5. Voir, par exemple, ASSEDEL, A Report To The Group Of Experts On Action Against Violence Against Women And Domestic Violence (Grevio), 8 mars 2021, [https://assedel.org/assedel-submits-a-complaint-to-the-council-of-europe-group-of-experts-on-action-against-violence-against-women-and-domestic-violence-grevio-on-world-womens-day/] ; Fait Muedini, LGBTI Rights in Turkey: Sexuality and the State in the Middle East, Cambridge University Press, 2018 et, pour les chiffres les plus récents, l’édition 2021 du Rainbow Europe Map publiée par ILGA [https://www.ilga-europe.org/rainboweurope/2021].
  6. Başak Çalı, « Withdrawal from the Istanbul Convention by Turkey: A Testing Problem for the Council of Europe”, EJIL:Talk!, 22 mars 2021 [https://www.ejiltalk.org/withdrawal-from-the-istanbul-convention-by-turkey-a-testing-problem-for-the-council-of-europe/].
  7. Le retrait de la Convention d’Istanbul est devenu réalité au 1er juillet ; voir  Déclaration du Comité de la CEDEF, Turkey’s withdrawal from the Istanbul Convention: A retrogressive step back in the protection of women’s human rights enshrined in the CEDAW Convention, 1er juillet 2021.
  8. Çatlak Zemin, « Women of Mor Çatı (Purple Roof) discuss what the Istanbul Convention means for combating violence », 29 mars 2021 [https://en.catlakzemin.com/women-of-mor-cati-purple-roof-discuss-what-the-istanbul-convention-means-for-combating-violence/].
  9. Jeff Giddings, Promoting Justice Through Clinical Legal Education, Justice Press, 2013.
  10. Je remercie vivement Ayşe Özge Erceiş pour son assistance depuis le début de cette aventure et pour les recherches effectuées et son aide à la mise en forme dans le cadre de cet article.
  11. Ebru Eren, « Le français en tant que langue d’enseignement dans le cadre des politiques éducatives en Turquie », Synergies Europe, vol.15, 2020, pp. 115-126.
  12. Davina Cooper, Everyday Utopias : the conceptual life of promising spaces, Duke University Press, 2014.
  13. Pierre Legrand, « Au lieu de soi », Comparer les droits, résolument, Pierre Legrand (dir.), P.U.F., 2009, pp. 11-37.
  14. Liée à certaines contraintes éditoriales, la convention épicène choisie dans cet article pour les pronoms ne vise pas à nier la fluidité du spectre des identités de genre.
  15. Julian Lonbay, Musa Toprak, « Legal Clinics in Turkey », Clinical Legal Education in Asia, Shuvro Prosun Sarker (dir.), Palgrave Macmillan US, 2015, p. 215 [traduction de la rédaction].
  16. Julian Lonbay, Musa Toprak, « Legal Clinics in Turkey », Clinical Legal Education in Asia, Shuvro Prosun Sarker (dir.), Palgrave Macmillan US, 2015, p. 215.
  17. Jeremy Perelman, « L’enseignement du droit en action : l’émergence des cliniques juridiques en France », Revue Cliniques Juridiques, vol. 1, 2017, p. 2 [https://cliniques-juridiques.org/revue/volume-1-2017/lenseignement-du-droit-en-action%e2%80%89-lemergence-des-cliniques-juridiques-en-france/].
  18. Julian Lonbay, Musa Toprak, « Legal Clinics in Turkey », Clinical Legal Education in Asia, Shuvro Prosun Sarker (dir.), Palgrave Macmillan US, 2015, p. 222.
  19. Lydia Bleasdale, Beverley Rizzotto, Rachel Stalker, Lucy Yeatman, Hugh McFaul, Francine Ryan, Nick Johnson et Linden Thomas, « Law clinics: What, why and how? », The Clinical Legal Education Handbook, Nick Johnson et Linden Thomas (dir.), University of London Press, 2020, pp. 7-56.
  20. Richard J. Wilson, « Dix étapes pratiques pour la mise en place et la gestion d’une clinique juridique », Revue Cliniques Juridiques, vol. 1, 2017 [https://cliniques-juridiques.org/revue/volume-1-2017/dix-etapes-pratiques-pour-la-mise-en-place-et-la-gestion-dune-clinique-juridique/]. 
  21. Richard J. Wilson, « Dix étapes pratiques pour la mise en place et la gestion d’une clinique juridique », Revue Cliniques Juridiques, vol. 1, 2017 [https://cliniques-juridiques.org/revue/volume-1-2017/dix-etapes-pratiques-pour-la-mise-en-place-et-la-gestion-dune-clinique-juridique/].
  22. Julian Lonbay, Musa Toprak, « Legal Clinics in Turkey », Clinical Legal Education in Asia, Shuvro Prosun Sarker (dir.), Palgrave Macmillan US, 2015, pp. 215-216.
  23. Comme la rédaction de rapports auprès de juridictions nationales ou internationales ou encore la création de base de données jurisprudentielles pertinentes.
  24. Richard J. Wilson, « Dix étapes pratiques pour la mise en place et la gestion d’une clinique juridique », Revue Cliniques Juridiques, vol. 1, 2017, § 2.
  25. bell hooks, Teaching to transgress : education as the practice of freedom, Routledge, 1994.
  26. Davina Cooper, Everyday Utopias : the conceptual life of promising spaces, Duke University Press, 2014.
  27. Richard J. Wilson, « Dix étapes pratiques pour la mise en place et la gestion d’une clinique juridique », Revue Cliniques Juridiques, vol. 1, 2017, § 10.
  28. Julian Lonbay, Musa Toprak, « Legal Clinics in Turkey », Clinical Legal Education in Asia, Shuvro Prosun Sarker (dir.), Palgrave Macmillan US, 2015, notes 46 et 47 ; voir également la troisième et dernière édition du document de Stratégie de la réforme judiciaire (2019) qui mentionne les cliniques dans le cadre du troisième objectif relatif à l’augmentation de la qualité et de la quantité des ressources humaines ; pp. 53, 55 [https://sgb.adalet.gov.tr/Home/SayfaDetay/yrs].
  29. Julian Lonbay, Musa Toprak, « Legal Clinics in Turkey », Clinical Legal Education in Asia, Shuvro Prosun Sarker (dir.), Palgrave Macmillan US, 2015, p. 221.
  30. Davina Cooper, Everyday Utopias : the conceptual life of promising spaces, Duke University Press, 2014, p. 4 [traduction de la rédaction].
  31. Davina Cooper, Everyday Utopias : the conceptual life of promising spaces, Duke University Press, 2014,p. 227.