Il faut souligner d’emblée qu’à la différence de la plupart des contributeurs à la présente revue et des membres du Réseau des cliniques juridiques francophones, l’auteur de ses lignes n’est pas un spécialiste des cliniques juridiques, ni en théorie ni en pratique, et n’a aucune prétention en la matière1. Il est important de le préciser autant pour comprendre les développements qui vont suivre que pour apprécier la portée relative de la présente contribution, qui se veut un retour d’expérience davantage qu’une expertise scientifique sur l’objet, quand bien même bien l’un et l’autre finissent par entretenir un dialogue soulevant des questions fondamentales. Ces questions, quoi que classiques, n’en sont pas moins disputées, et dans la mesure où les cliniques peuvent aussi se concevoir avant tout comme un outil pédagogique, de nombreux professeurs « ordinaires » sont conduits à les croiser dans leur pratique, gardant le droit d’en penser quelque chose et de les pratiquer selon la diversité de leurs besoins. Sans doute, une clinique ressemble en général à la personne qui la crée. C’est ici que des controverses peuvent naître, comme l’a montré le si bien-nommé 5ème colloque du Réseau des cliniques juridiques francophones consacré au « clinicien dans tous ses états ».
Qu’il soit permis d’abord de restituer cette expérience à la première personne et de soulever les problématiques posées. Endossant, suite au départ d’un collègue, la codirection du Master de droit des collectivités territorialités de l’Université Grenoble-Alpes, j’ai hérité à l’époque dans le même temps d’une clinique du droit des collectivités territoriales qui avait été montée par un collègue un an auparavant, mais provisoirement indisponible, pour d’autres raisons, pour la prendre en charge. Celle-ci, sans que sa forme ne soit régie par le règlement des études ou les modalités de contrôle des connaissances et des compétences, était donc déjà présente dans la maquette du diplôme puis a été renforcée du fait de notre volonté. Aujourd’hui, l’un des directeurs du Master se trouve automatiquement être le directeur de la clinique, supervisant une équipe d’enseignants et d’étudiants, et c’est à ce titre qu’un professeur non spécialiste trouve à s’en occuper. Il faut préciser enfin que la clinique du droit des collectivités territoriales est à Grenoble une clinique parmi d’autres : il existe une clinique en droit des libertés fondamentales, en droit de l’environnement (à la faculté de droit) ou encore une clinique en droit des étrangers (à Sciences Po Grenoble), toutes fonctionnant selon un modèle différent, tournées plutôt vers la logique de projets (clinique des libertés fondamentales, clinique du droit de l’environnement) ou de saisine directe par des particuliers (clinique du droit des étrangers). La question du modèle de clinique s’avère dès le départ la question la plus cruciale.
Pour contextualiser également le propos au regard de la participation de l’auteur de ces lignes à un colloque lyonnais, il faut souligner qu’une expérimentation fructueuse a été menée entre la faculté de droit de Grenoble et l’Ecole des avocats de Rhône-Alpes, dirigée par le président Robert Galletti, l’EDARA étant partenaire du 5ème colloque du Réseau des cliniques juridiques francophones : une raison de plus pour discuter d’une problématique centrale dans la clinique du droit des collectivités territoriales, et générale pour ce qui concerne les cliniques en France, à savoir les rapports avec les avocats.
I. Problématiques
Quelles sont, pour un directeur de Master, les problématiques propres à une clinique du droit des collectivités territoriales dans une métropole de taille moyenne comme Grenoble ?
Le point de départ du raisonnement consiste bien entendu dans la volonté de donner la meilleure formation possible aux étudiants, et notamment de leur offrir le volet d’enseignement pratique que les étudiants pourraient trouver spécifiquement dans une clinique. Cela signifie donc que l’objectif prioritaire est de faire travailler les étudiants sur des cas réels, et de leur demander de réaliser des productions qui s’apparentent là aussi à des choses réelles. Sur cette base, un certain nombre de paramètres doivent être analysés, cette appréciation étant propre à chacun, c’est-à-dire que les éléments qui suivent ne constituent que des réflexions et des choix réalisés par un directeur de Master à un moment précis en fonction des données du moment et selon sa sensibilité propre : d’autres stratégies peuvent évidemment être menées, avec leurs avantages et leurs inconvénients.
A. L’objet : le droit des collectivités territoriales
Tout d’abord, la question est ouverte : s’il s’agit de mettre en place à Grenoble une clinique du droit des collectivités territoriales, existe-t-il une spécificité de l’objet ? Il s’agit d’une clinique du droit des collectivités territoriales au sens large (droit commun des collectivités locales, droit administratif, droit de l’urbanisme, droit de la fonction publique, droit des contrats publics, droit de la responsabilité administrative, etc.) mais centré sur les collectivités locales. Or cela pose plusieurs problèmes différents.
En premier lieu, le domaine des collectivités territoriales est, dans une ville comme Grenoble, particulièrement stratégique pour les avocats en droit public : c’est même tout simplement le cœur de leur activité économique. Dès lors, toute idée d’information ou de consultation (surtout gratuite) effectuée par des étudiants au bénéfice de collectivités territoriales est vue par les avocats comme une concurrence directe et déloyale, quand bien même cette crainte est bien sûr exagérée voire en dehors de la réalité de ce que peuvent effectuer les étudiants. Il n’en reste pas moins que leur réception de l’idée est d’emblée hostile.
En deuxième lieu et le point est lié, les collectivités locales disposent, en général, de ressources, leur permettant d’avoir recours aux services d’avocats : cela signifie que la notion d’activité Pro Bono ne sied guère au domaine des collectivités territoriales, sauf à imaginer venir en aide aux petites communes en lutte contre leur intercommunalité ou contre l’Etat… Il s’agit bien au contraire d’un univers économique en grande partie orienté sur le jeu de personnes morales, de droit public de surcroît. Ce point différencie le domaine des collectivités locales de beaucoup d’autres, et ainsi de nombreuses autres cliniques, centrées sur les droits humains où les patients, souvent, ne disposent pas de ressources financières leur permettant d’avoir recours à des avocats et/ou n’intéressent que peu les avocats aussi pour ces raisons-là. En somme, dans ce domaine, on peut douter qu’il existe de véritables problèmes d’ « accès au droit »2. Dès lors, existe-t-il, ici, un « objet social » à la clinique et une clinique du droit des collectivités territoriales peut-elle être considérée comme une véritable clinique, ou doit-elle être réduite, dans le meilleur des cas, à un enseignement clinique ? Mais dans ce cas, cela signifie-t-il, pour caricaturer, que les étudiants en Master de droits de l’homme ont droit à une clinique mais que les étudiants en Master de droit des collectivités locales ne le méritent pas ?
En troisième lieu, le domaine des collectivités locales ne semble pas non plus se prêter, puisque certaines cliniques ont cette caractéristique, au jeu de l’activité militante, c’est-à-dire qu’il est difficile d’y voir le lieu d’une cause, sauf à vouloir soi-même politiser les enjeux, dans un univers où le principe de neutralité du service public est censé peser de tout son poids. Et que faire des étudiants qui ne souhaitent pas d’action militante particulière, voire ont des opinions profondes politisées dans une autre direction que la plupart des universitaires et qu’il convient de respecter en vertu du principe de neutralité du service public ? Il existe de nombreux arguments qui plaident plutôt pour une clinique juridique apolitique3
En quatrième lieu, le domaine des collectivités territoriales est un domaine dans lequel sont en jeu des personnes morales de droit public. Or cela peut poser des questions de positionnement pour des fonctionnaires. Si les universitaires ont le droit de procéder à des consultations juridiques4, il n’en reste pas moins qu’ils ne peuvent pas le faire, dans le cadre d’un cumul d’activité, contre une personne publique. La règle est très ancienne, prévue initialement par le troisième alinéa de l’article 3 du décret-loi du 29 octobre 1936. Aujourd’hui, l’article L. 123-1 du code général de la fonction publique, plus clair sans doute que les règles antérieures qui pouvaient donner lieu à des interprétations5, dispose qu’il « est interdit à l’agent public (…) 3° De donner des consultations, de procéder à des expertises ou de plaider en justice dans les litiges intéressant toute personne publique, le cas échéant devant une juridiction étrangère ou internationale, sauf si cette prestation s’exerce au profit d’une personne publique ne relevant pas du secteur concurrentiel ». La portée de cette disposition dans le cadre des cliniques pourrait être discutée. Les fonctionnaires peuvent-ils librement, certes dans le cadre de leur fonction et non en situation de cumul, mais dans le cadre d’un exercice étant ouvert sur l’extérieur et accessible aux tiers, mener des exercices pédagogiques qui s’apparentent à des consultations et visant à aider des tiers à remettre en cause des décisions de l’Etat ? On retrouve aussi ici le débat sur la nature de l’exercice réalisé en clinique… Consultation ou simple information ? Exercice pédagogique ou réelle expertise ? En tout état de cause, si le verrou en droit est discutable, reste l’esprit. Pour notre part, nous avons estimé que conseiller contre des personnes morales de droit public serait, si ce n’est interdit juridiquement, au moins politiquement gênant, quitte à assumer que cette clinique n’ait pas de dimension sociale
B. Le lieu : une métropole de taille moyenne
Ensuite, cela rejoint une question d’ordre « politique » au sens humain de la question et l’on trouve là l’explication à la précision de la « métropole de taille moyenne » dans le cadre de cette contribution. Car l’expérience dont on parle et les problématiques qui se posent le sont dans un cadre géographique et social déterminé : l’agglomération de Grenoble, c’est-à-dire une ville de taille moyenne, une faculté de taille moyenne, un barreau de taille moyenne, bref un système socio-professionnel où tout le monde (des juristes de droit public) se connaît, et où l’on peut donc considérer qu’il existe un impératif (cela peut être discuté par certains collègues mais du point de vue d’un directeur de Master, cela est indispensable), de bonnes relations entre la faculté de droit et les acteurs. Cela vaut tout d’abord bien sûr pour les avocats, impliqués à titre multiple dans nos activités : ils sont souvent parmi nos anciens étudiants, ils recrutent nos étudiants comme collaborateurs ou comme stagiaires (le fait de devenir avocat reste le rêve de beaucoup de nos étudiants, y compris en droit public), ils donnent des cours à la faculté en Master ou en tant que chargés de travaux dirigés, ils siègent dans nos instances, ils sont parfois impliqués dans des activités associatives de réseau professionnel (il s’agit à Grenoble par exemple de l’ADDP, l’Association Dauphinoise du Droit Public), et, last but not least, ils sont finalement, dans un barreau de la taille de celui de Grenoble, peu nombreux. Politiquement et pédagogiquement, la question est donc de savoir si les avocats sont inclus ou exclus de la construction et du fonctionnement de la clinique, si on construit la clinique avec ou sans eux et tôt ou tard au moment de son élaboration. Tout à fait clairement, le choix qui a été fait à Grenoble est celui de l’inclusion.
Mais le problème n’est pas que celui des avocats, car il aurait pu se poser pour des collectivités locales de façon plus problématique encore. Quid si le choix avait été fait d’aider des personnes contre des décisions de collectivités proches de la faculté de droit géographiquement ? Cela se serait su et, très vite, des problèmes diplomatiques auraient pu se poser.
Bien sûr, le choix de l’inclusion des acteurs, et notamment des avocats, recèle des potentialités mais aussi des contraintes. Car le dispositif clinique est souvent mal accueilli par les avocats en France6. La question est alors de construire un dispositif contre lequel les avocats ne s’opposent pas et donc de nature à répondre à un certain nombre de contraintes : c’est alors la recherche de compromis et d’équilibre, qui doit se faire de préférence tôt dans la construction du dispositif, car sinon les relations peuvent se trouver irrémédiablement compromises.
C. La réalité : l’enjeu des moyens
Enfin, se pose une question prosaïque mais qui surdétermine tout, la question des moyens humains, matériels et financiers. Car l’activité de clinique est chronophage, qu’il s’agisse de la préparation des dossiers, de la présentation des dossiers aux étudiants, de leur suivi, de leur correction, etc. C’est une activité pédagogique dévoreuse de temps et il n’est pas rare soit que les collègues ne se consacrent plus qu’à cela et fatiguent au bout de quelques années, souhaitant légitimement se replonger dans les activités de recherche, soit s’épuisent alors que l’activité n’est pas si valorisée que cela sur le plan de la carrière.
En plus de cela, les universitaires en droit doivent faire face à une augmentation constante de leurs effectifs, y compris en Master. Si l’on prend l’exemple de la clinique des collectivités locales à Grenoble, elle concernait au départ 10h de M2, pour une quinzaine d’étudiants. Aujourd’hui, avec la sélection en M1 et l’utilisation de la clinique tout au long des deux années de Master, elle concerne 30 étudiants chaque année (M1 et M2), pour un budget initialement très limité de 12h par semestre pour 30 étudiants, financées par la maquette de la faculté de droit. Comment créer un dispositif de clinique convainquant avec si peu de moyens ?
L’ensemble de ces paramètres devaient conduire à un choix de modèle : c’est ce qui a été fait par une construction progressive du dispositif.
II. Historique et présentation du dispositif de Grenoble
A. L’historique de la clinique du droit des collectivités à Grenoble : d’un modèle à l’autre
L’idée initiale de la création d’un dispositif de clinique territoriale revient à un autre enseignant de la faculté de droit de l’Université Grenoble-Alpes, spécialiste de droit des collectivités territoriales. Il s’agissait d’une clinique de 10h au niveau M2, très récente puisque son ancienneté était d’un an. L’idée était excellente et se devait d’être préservée, mais le choix fait sur le plan pédagogique, à savoir la création d’une clinique en saisine directe par des collectivités, se révéla poser plusieurs difficultés au moment de la reprise du Master. Le nouveau modèle de clinique de droit des collectivités territoriales s’est construit à rebours du premier (et il n’est pas dit qu’un jour, le chemin ne soit de nouveau fait dans l’autre sens).
Tout d’abord, ce modèle posait un problème de dépendance à un enseignant. Il se trouve que, par un concours de circonstances, la direction du Master fut vacante au moment où celui qui prenait en charge directement la clinique obtint un congé pour recherches et conversions thématiques (CRCT), de sorte que la gestion concrète de la clinique se trouvait vacante en même temps. Cela révéla la dépendance de la clinique à son créateur, car il fallait pour la gérer un profil de spécialiste de droit des collectivités territoriales par ailleurs à l’aise avec les autres matières (droit de l’urbanisme, droit de la fonction publique, droit des contrats, etc.), autrement dit un généraliste prêt à s’investir, profil alors non disponible par ailleurs. En outre, la tâche était chronophage, en dehors de tout rapport réel avec sa charge prévue au titre des heures d’enseignement, et supposait presque d’accepter de renoncer à ses autres activités, notamment de recherche, pour y faire face. En soi, la dépendance à un seul enseignant n’est pas un bon signe de pérennité pour une structure. Au demeurant, c’est à l’auteur de ses lignes que, reprenant le Master, devait échouer ce fardeau. Il y a donc ici aussi un choix de carrière, parfaitement assumé.
Ensuite, ce modèle posait un problème de gestion conduisant à un problème politique. En effet, il reposait, pour l’apport des dossiers cliniques aux étudiants, sur une sollicitation directe des collectivités territoriales sur les réseaux sociaux, par l’intermédiaire de Twitter et de LinkedIn. C’est-à-dire qu’il était demandé publiquement et largement aux collectivités territoriales de faire venir à la clinique juridique de Grenoble des dossiers pour répondre à des questions de droit. Si le point n’avait pas été pris à temps, il aurait pu créer de véritables problèmes car être considéré par les avocats comme de la concurrence déloyale à deux titres. D’une part, parce que comme cela a déjà été évoqué, cela consistait à proposer un service juridique gratuit à la place des avocats spécialisés dans le cadre d’une activité économique représentant leur cœur de métier. D’autre part, parce qu’une telle recherche de dossiers était réalisée telle quelle sur des réseaux sociaux, alors même que les avocats ne disposent pas des mêmes possibilités en termes de publicité. Le choix initial avait volontairement été celui de ne pas inclure les avocats dans le dispositif, mais une telle approche était trop risquée.
En parallèle, le rapport de la commission formation du CNB du 11 septembre 20207 renforçait l’intuition que des problèmes pouvaient se poser sur le plan de l’acceptabilité par les avocats. En outre, les premières réunions avec les avocats de Grenoble montrèrent d’emblée une réaction hostile, les avocats considérant, sans doute juridiquement à tort mais affirmant cela de manière très ferme, qu’ils disposent du monopole de la consultation juridique et que ni les universités, ni les étudiants, ne sont en mesure de le proposer. Très largement, il s’agit d’une réaction corporatiste, loin de la réalité au demeurant car nos étudiants sont, heureusement pour eux, bien incapables de produire un résultat équivalent à ceux des avocats. Il reste que le réflexe de défense existe et que ce problème se pose semble-t-il partout, y compris au Québec où il fallut une réforme de la loi, consacrant jadis le monopole de la consultation juridique aux avocats de façon encore plus forte qu’en France, pour autoriser les étudiants à mettre en œuvre un exercice clinique. En France, mais aussi au Luxembourg ou au Québec, cette difficulté a conduit un certain nombre d’universités à fonder leur modèle clinique sur l’idée que celles-ci réalisent de l’ « information » juridique seulement, ou de l’ « orientation » seulement8, et non de la « consultation » juridique, mais à vrai dire cette solution est soit insatisfaisante, soit hypocrite. Si elle est respectée en pratique, elle est peu satisfaisante, car elle s’éloigne de l’objectif de la clinique qui est l’application pratique du droit à des faits : s’il s’agit simplement de présenter un résumé de l’état du droit de façon pédagogique à un tiers, l’essentiel de la plus-value de la clinique n’y est plus. Si elle n’est pas respectée, c’est-à-dire que les étudiants réalisent en réalité une consultation juridique sous la supervision d’un enseignant, la plus-value pédagogique y est mais tout le système fonctionne alors sur une hypocrisie qui ne pourra, à long terme, s’avérer satisfaisante, sauf à accepter que tout un système d’enseignement repose sur un mensonge plus ou moins accepté par tous.
Au demeurant, l’intuition de la nécessité de changer de modèle a été renforcée par la pratique du dispositif lors de la première année de sa reprise, au moment où une réflexion était menée sur sa transformation. Lors de cette année de transition, un exercice clinique a été proposé aux étudiants, celui de réfléchir sur… la clinique. L’exercice était une problématique de droit et de politique institutionnelle posée par le doyen de la faculté de droit aux étudiants du Master. De nombreuses questions devaient être résolues. Quel est l’intérêt de mettre en place une clinique pour la pédagogie ? Quel est l’encadrement juridique des cliniques en France, direct et indirect ? Quels sont les débats et controverses sur ce sujet ? Quelles sont les différentes expériences en France et comment les apprécier sur le plan juridique et politique ? Quels sont les avantages et les inconvénients de chaque modèle ? Et donc, in fine, quel modèle de clinique de droit des collectivités territoriales devrait être fait à la faculté de droit de Grenoble ? Les étudiants devaient réaliser un rapport pour présenter ces différentes réflexions au doyen et proposer in fine un dispositif. En réalité, et sans vouloir paraître sévère avec les étudiants, le résultat fut poussif et très en deçà des attentes. Ironie de la clinique, si les étudiants furent plutôt bons sur la partie théorique, ils ne le furent pas sur la partie pratique et de nombreuses questions restèrent en suspens malgré les relances, sur le statut juridique de la consultation, les enseignements à tirer de la comparaison, sans parler même de la rédaction du rapport qui ne vint jamais. Pour le dire autrement, réussir la mission aurait supposé un temps d’investissement considérable de l’encadrant, voire l’aurait poussé à prendre le stylo à la place de ses étudiants, ce qui bien entendu n’est pas le but de l’exercice. Ce qui conduit à poser une question, difficile mais inévitable: les étudiants sont-ils toujours d’un niveau suffisant pour réaliser un véritable exercice clinique, notamment lorsqu’il s’agit, comme ici, de répondre à la demande poussée d’une collectivité ? Pour une première expérience, la réponse était clairement négative, et c’est encore souvent le retour aujourd’hui des avocats qui enseignent dans la clinique, même si les choses s’améliorent notamment grâce à la tubularisation. D’après le retour de collègues, le niveau relatif des étudiants et l’aspect déceptif de la clinique est un phénomène que l’on retrouve aussi ailleurs9.
Enfin, outre les raisons qui ont été indiquées précédemment sur la proximité réelle et souhaitée des avocats avec la faculté de droit à Grenoble, plusieurs facteurs très utilitaristes pour l’intérêt de la clinique elle-même sont entrés en ligne de compte pour privilégier à l’inverse un système incluant les avocats. Tout d’abord, travailler avec les avocats et non sans ou contre eux peut permettre de disposer de compétences de pointe dans les matières spécialisées considérées. Surtout, il a semblé qu’avoir recours aux avocats était la façon la plus efficace d’obtenir la prise au réel utile dans le cadre de la clinique, notamment pour disposer de dossiers complets de pièces, pour que les étudiants puissent travailler sur des cas réels complexes. Car il est de notre avis dans l’intérêt des étudiants de se former sur des cas complexes et non sur des dossiers de première intention.
B. Le dispositif grenoblois de collaboration avec les avocats
Sans doute le dispositif mis en place à Grenoble pourrait faire l’objet de critiques, notamment de la part des universitaires. Trop favorable aux avocats et sans objet social, il pourrait n’être réduit qu’à prétendre à la vocation d’enseignement clinique sans mériter l’appellation de clinique tout court10. Cette position ne saurait s’imposer à ceux qui, en responsabilité, sélectionnent les meilleures modalités pédagogiques possibles pour leurs étudiants en fonction de données qu’ils apprécient.
Le dispositif grenoblois, fondé sur une convention conclue entre la faculté de droit et le barreau de Grenoble, est dans le détail le suivant. Il s’agit, au titre du dispositif de base (on y reviendra), d’une clinique prise en charge essentiellement par les avocats, c’est-à-dire que ce sont ces derniers qui y enseignent. Les étudiants sont répartis en petits groupes et doivent travailler sur la base de dossiers réels, terminés ou en cours, apportés par les avocats qui sont au préalable anonymisés par les services de la faculté ou les cabinets d’avocats. Actuellement, les étudiants commencent la clinique au deuxième semestre du Master 1 et la continuent sur les deux semestres du Master 2.
Un tel dispositif de base a de nombreux avantages :
- Tout d’abord, pour l’enseignant chercheur qui dirige la clinique : le rôle de ce dernier n’est pas mince mais il est supportable. Il est de la diriger et de la coordonner seulement. Il devient alors possible de diriger la clinique tout en préservant ses autres activités, en pédagogie ou en recherche. La clinique n’est plus un fardeau chronophage ou un briseur de carrière sur le plan de l’avancement. Or, rendre un dispositif supportable sur le long terme n’est-il pas gage de son succès ?
- Ensuite, ce dispositif permet d’accéder facilement à des dossiers réels et complexes. Qui d’autres que les avocats sont mieux placés pour apporter toutes les pièces d’un dossier, de la requête de l’avocat adverse aux jugements déjà donnés, en passant bien sûr par toutes les pièces, aussi diverses que des contrats, des documents d’urbanisme, des procès-verbaux, des photographies, etc. ? Ces pièces sont données aux étudiants qui peuvent les étudier et poser des questions aux avocats. Il va de soi que les étudiants s’engagent à respecter de façon absolue la confidentialité.
- Par ailleurs, ce dispositif permet d’apprendre toutes les techniques des avocats, ce qui est utile que l’on souhaite devenir avocat ou non par ailleurs. Consultations auprès de collectivités, dossiers contentieux, négociations contractuelles, sont réalisés par nos étudiants sous la supervision des avocats qui connaissent très bien leurs dossiers. Or cela fonctionne sur le plan performatif : depuis que la clinique a été mise en place et qu’elle se déroule sur les deux niveaux, les avocats ont constaté une réelle augmentation du niveau des étudiants. Or, en tant que dispositif pédagogique, l’objet principal de la clinique n’est-il pas d’améliorer la formation des étudiants ?
- Ainsi, les avocats sont satisfaits des enseignements et du niveau des étudiants. Cela a bien sûr pour effet de les fidéliser dans le dispositif. Parfois, cela leur permet même de trouver leurs futurs stagiaires ou leurs futurs collaborateurs… Cela participe alors de la viabilité de la clinique sur le long terme et de sa facilité de gestion, le directeur de la clinique pouvait bénéficier d’une équipe d’enseignants fidélisée, là où le turn-over et l’épuisement sont un problème récurrent des cliniques.
- Enfin bien entendu, mais c’est le plus important, la satisfaction des étudiants est réelle. Les retours des étudiants sur cette expérience sont très positifs et selon eux, ils sont suffisants, d’autant que le dispositif de la clinique n’est pas le seul dispositif innovant mis en place à Grenoble.
Bien sûr, un tel dispositif présente en revanche un inconvénient important, en tant qu’il a encore un caractère trop fermé vis-à-vis de l’extérieur, les avocats s’avérant ériger une cloison vers le monde des collectivités locales. Cependant, ce problème a été bien identifié et il a donné lieu, dans la convention de collaboration, à l’insertion de certaines clauses qui permettent, puisque cette perspective a été fermée « par la porte », de la faire revenir « par la fenêtre », et on verra que le point n’est pas théorique. Si la faculté de droit a accepté des compromis vis-à-vis des avocats, ces derniers ont accepté des compromis vis-à-vis de la faculté :
- Il existe ainsi dans la convention des clauses de réserves : ainsi, en cas de défaut de la part de l’ordre des avocats, c’est-à-dire de carence dans les dossiers proposés, il reste possible de solliciter des tiers, notamment des administrateurs de collectivités. Cette clause est une garantie tant pour la faculté de droit, qui se trouve assurée de disposer d’un nombre de dossiers suffisant, que pour les avocats, qui sont garantis de ne pas être concurrencés s’ils jouent le jeu.
- Si la sollicitation directe de tiers hors clause de réserve est proscrite, la possibilité de réaliser une communication autour de la clinique à titre pédagogique a été préservée. Cela permet de faire état, sur les réseaux sociaux notamment, de l’existence de la clinique et des projets qui ont été réalisés. Cela permet de la faire connaître aux étudiants mais aussi aux collectivités territoriales, qui peuvent alors proposer des projets qui parfois pourront être pris en charge par la clinique, parfois par d’autres cours du Master, dans les conditions suivantes.
- En effet, la possibilité a été préservée par une clause de la convention d’examiner au cas par cas des sollicitations spontanées qui viendraient de collectivités locales. Dans un tel cas, se réunissent le directeur de la clinique, la responsable de la commission du droit administratif du barreau de Grenoble et la responsable de la commission des « frontières du droit » du même barreau. Au cas par cas nous déterminons, lorsqu’il y a ambiguïté, si cette sollicitation relève d’une demande de consultation juridique de la part de la collectivité ou d’un projet pédagogique n’étant pas une consultation juridique. Dans le premier cas, le projet est écarté : ce fut par exemple le cas d’une demande de la métropole Grenoble-Alpes qui, dans le cadre de leur délibération de consultation des habitants faisant suite à la convention métropolitaine sur le climat, souhaitait que les étudiants examinent toutes les possibilités légales et donnent un avis juridique sur la solution optimale ; cette demande relevait trop d’une tâche entrant dans le cœur de métier des avocats, et y répondre favorablement aurait pu être vu comme une concurrence directe. Dans le second cas en revanche, le projet peut être accepté. Ce fut le cas par exemple d’une demande d’élus d’une commune de rédiger une proposition de loi permettant de lever certains obstacles juridiques en matière de transport urbain participatif, qui fut prise en charge par un petit groupe d’étudiants dans le cadre d’un autre cours. Dernièrement, un autre projet a été présenté par une commune pour la création d’un Parlement citoyen local. Ces projets permettent une diversification des exercices au cas par cas. Dans un tel cas de figure, la clinique du droit des collectivités territoriales se mue en modèle de la clinique par projet.
- Enfin, une dernière clause de la convention prévoit que, lorsque cela est possible, les avocats sont incités à organiser par leur intermédiaire une rencontre avec le patient, c’est-à-dire avec la collectivité locale, dans le cadre de leurs dossiers. On a appris, au cours du colloque faisant l’objet de cet ouvrage, qu’il s’agissait du modèle québécois de clinique juridique. Une telle perspective permet en effet de répondre aux critiques et de bénéficier des avantages de chaque modèle : le modèle fermé en collaboration avec les avocats et le modèle ouvert d’accès au droit ou par projets, au contact direct du patient final, la collectivité territoriale. Il commence à être mis en place à Grenoble : cela fait partie des perspectives.
III. Perspectives
Le modèle de la clinique du droit des collectivités territoriales est encore jeune, puisqu’il a vécu un an sous sa première forme, trois sous sa deuxième. Il fonctionne aujourd’hui de façon satisfaisante, produisant d’incontestables résultats sur le plan pédagogique.
Par ailleurs, d’intéressantes perspectives se profilent.
Tout d’abord, sur l’année 2021-2022, un partenariat avec l’EDARA a été expérimenté. Des élèves-avocats ont été associés aux groupes de travail des étudiants du S2 du M2, ce qui permet un travail sur les dossiers et une transmission sur trois générations : les étudiants de Master, les élèves-avocats et les avocats. Cela permet alors à nos étudiants de mieux anticiper leur parcours vers la profession d’avocat, en étant associés à des personnes qui ont passé l’examen d’entrée et font l’école. Cela favorise l’apprentissage anticipé. Ce dispositif pourrait être pérennisé : les discussions sont en cours. De ce point de vue, le dispositif grenoblois s’inscrit relativement bien – et il est même meilleur puisqu’il associerait l’école des avocats, un barreau mais aussi et c’est fondamental pour que le dispositif profite au plus grand nombre, l’université – dans la volonté de développer des cliniques juridiques dans les écoles d’avocats consacrée par la décision 2020-01 CNB entrant en vigueur le 1er juillet 2022.
Ensuite, l’Université Grenoble-Alpes, par l’intermédiaire de son service des relations avec les territoires, a décidé d’apporter un financement pérenne important à la clinique du droit des collectivités locales, sans en changer le modèle. Ce financement important est de nature à desserrer l’étau qui pesait sur nous et qui altérait le bon fonctionnement de la clinique. En contrepartie, pour valoriser l’action de l’UGA et des étudiants auprès des acteurs du territoire, ce bol d’air financier va permettre de faire jouer la clause de la convention qui incite les avocats à organiser par leur intermédiaire une rencontre avec le patient, c’est-à-dire avec la collectivité locale, dans le cadre de leurs dossiers. Par exemple cette année, ce sera le cas sur un dossier concernant les gens du voyage : un avocat en charge du dossier va le traiter avec le soutien de l’agent de la collectivité en charge de la question dans une communauté de communes. C’est donc un dispositif extrêmement vertueux car, tout en respectant l’intérêt des avocats, il permet aux étudiants d’entrer en contact direct avec la collectivité et de participer à la résolution de sa problématique. Au demeurant, une telle perspective permet de répondre à ceux qui voudraient dévaloriser notre fonctionnement en lui déniant la qualification même de clinique juridique.
En conclusion, un tel dispositif est de nature à créer progressivement un sentiment fondamental, dont nous avons réservé le fait d’en parler à la fin : la confiance. Les cliniques gardent ceci de singulier qu’elles transcendent les différents mondes qui parfois se connaissent peu et se méfient les uns des autres. Seule la confiance réciproques entre les différents acteurs permet de construire un dispositif si possible viable sur le long terme. De la même manière que beaucoup de cliniques se développent sur le territoire français, la collaboration avec les avocats pourrait un jour, à cette condition, se banaliser. Mais cette banalisation à venir ne signifierait-elle pas que l’enseignement clinique est désormais acquis et qu’il faut tout simplement s’en réjouir ?
Notes
- V. pour un panorama des problématiques théoriques et pratiques des cliniques juridiques, X. Aurey, B. Pitcho, Cliniques juridiques et enseignement clinique du droit, LexisNexis, 2021 ; E. Poillot (dir.), L’enseignement clinique du droit, Expériences croisées et perspectives pratiques, Larcier, 2014. V. aussi par exemple D. Valette, « Les cliniques juridiques universitaires, un modèle à inventer », Dalloz actualité, 23 mars 2018.
- V., sur ce point la contribution de Romain Ollard au présent numéro.
- V., sur ce sujet, dans le contexte très particulier et très différent des cliniques juridiques des Etats-Unis, A. Babich, « The Apolitical Law School Clinic », Clinical Law Review, 2005, vol. 11, pp. 447-472.
- Article 57 de la loi n° 71-1130 du 31 décembre 1971 portant réforme de certaines professions judiciaires et juridiques.
- V., sur ce sujet par ex. P. Cassia, « Enseignants statutaires des facultés de droit et exercice de la profession d’avocat : quelles limites juridiques au cumul ? », Recueil Dalloz, 2015, p. 743.
- V., en ce sens les contributions de Romain Ollard et Xavier Aumeran dans le présent colloque.
- V., la contribution de Romain Ollard au présent numéro.
- Id.
- V., la contribution de Xavier Aumeran au présent numéro.
- Cf. Supra.