Revue Cliniques Juridiques > Volume 6 – 2022

L’objet de l’enseignement en clinique juridique : moins que la connaissance, le savoir-faire et savoir-être ?

Ordre externe et ordre interne. Si les cliniques juridiques ont pour particularité d’être naturellement tournées vers l’extérieur, vers ses populations ou ses partenaires locaux, les bienfaits externes qu’elles peuvent procurer ne sauraient occulter leur responsabilité sociale première, qui doit au premier chef être accomplie dans l’ordre interne, envers ses étudiants1. Car si, dans leur activité et leur fonctionnement, les cliniques sont faites par et avec les étudiants cliniciens, c’est avant tout pour eux que les cliniques juridiques ont été inventées, construites et pensées. A ce titre, les cliniques juridiques se doivent d’être dispensatrices de savoirs, non seulement en « externe »2, mais encore en « interne »3, au bénéfice de ses étudiants cliniciens.

Missions. Or, à leur égard, quelles sont les missions – peut-être les responsabilités – des cliniques juridiques ? L’intitulé de la contribution contient trois propositions ayant pour point commun d’être spécifiquement tournées vers la formation des étudiants cliniciens, formant autant de compétences à développer : acquisition de connaissances ; acquisition d’un savoir-faire et d’un savoir-être ; il invite encore à s’interroger sur l’existence d’une forme de hiérarchie ou de préséance entre ces trois éléments de la formation clinique,  proposant même peut-être une certaine réponse, contenue en filigrane dans l’interrogation. Pourtant, les cliniques juridiques, c’est sans doute tout cela à la fois, ces trois composantes de la formation clinique apparaissant indissolublement liées, comme autant d’objectifs forgeant la richesse de l’enseignement clinique, par contraste avec les enseignements académiques classiques.

Diversité. Pour autant, si un tel triptyque apparaît indissociable, constituant un (triple) objectif commun à toutes les cliniques juridiques, le contenu de l’apprentissage clinique demeure éminemment variable, dépendant d’un double facteur.

D’abord, il est largement tributaire – ratione materiae – de la forme, de la nature, bref du modèle de clinique juridique mis en place4. Ainsi, dans une clinique juridique d’accès au droit, exerçant son activité sous forme de dispensaire juridique, l’apprentissage d’un savoir-faire et d’un savoir-être résultera des échanges que l’étudiant clinicien entretiendra, d’une part, avec les justiciables et les professionnels du droit associés à l’activité de clinique juridique et, d’autre part, avec les universitaires chargés d’encadrer son activité. Mais à l’inverse, au sein d’une clinique juridique directement tournée vers la recherche – fondamentale ou appliquée –, l’étudiant clinicien ne sera pas nécessairement aux prises avec l’extérieur ou le sera de façon marginale, de sorte que l’enseignement clinique sera essentiellement tourné vers l’apprentissage d’un savoir-faire. Ensuite, le contenu d’un tel apprentissage est éminemment variable, entièrement dépendant – ratione personae – de celui qui, en qualité de formateur, dispense l’enseignement. A cet égard, l’enseignement clinique, et c’est là précisément tout son intérêt, doit être l’objet de compétences partagées entre les universitaires et les professionnels du droit associés.

Pluralité. Du point de vue de la formation dispensée, les cliniques juridiques se caractérisent ainsi par le développement de compétences plurielles mobilisant des protagonistes – des formateurs – multiples, non seulement des universitaires mais également des praticiens qui interviennent, chacun, dans leur champ de compétences respectifs. C’est cette symbiose, cette complémentarité entre universitaires et professionnels, qui fait toute la richesse – et la complétude – de l’enseignement clinique qui, dispensé suivant une saine répartition des compétences, participe d’une même finalité : offrir une formation complète et plurielle aux étudiants cliniciens. Pour autant, sans doute faut-il distinguer, parmi les compétences plurielles développées par les étudiants, l’acquisition des connaissances, d’un côté, et l’apprentissage d’un savoir-faire et d’un savoir être, de l’autre, car l’originalité des cliniques juridique ne s’exprime pas da la même façon, ici et là. Car si l’acquisition des connaissances, mission traditionnelle de l’université, s’opère autrement, suivant des modalités renouvelées (I), c’est essentiellement dans la pluralité que s’exprime l’originalité de l’enseignement clinique dans l’apprentissage d’un savoir-être et d’un savoir-faire (II).

I. L’acquisition de connaissances, autrement

Mission classique. Du strict point de vue de l’acquisition des connaissances, l’enseignement clinique ne se distinguerait guère – a priori – des enseignements académiques classiques dès lors que la diffusion des savoirs aux étudiants relève d’une mission classiquement dévolue à l’université, qui puise précisément sa légitimité profonde dans la transmission des savoirs5. C’est qu’en effet, les cliniques juridiques – du moins lorsqu’elles naissent de la cuisse de l’université et sont exercées en son sein6 – reposent sur un socle commun, fédérateur de toutes les cliniques, quelle qu’en soit la forme, résultant de la mission historiquement première des universités, la formation et l’insertion professionnelle de ses étudiants. Ce faisant, l’université, par la médiation de ses cliniques juridiques, ne ferait qu’exercer ses missions traditionnelles. Bien mieux, l’université ferait ce qu’elle a toujours fait, ce qu’elle sait faire de mieux : diffuser des savoirs à ses étudiants. Aussi, à rebours de ce qui est parfois énoncé comme une vérité d’évidence, les cliniques juridiques ne contribueraient point à renouveler les missions classiques de l’université ou à promouvoir d’autres de ses fonctions. Tout au plus – mais ce serait déjà beaucoup –, les cliniques juridiques invitent-elles à repenser les missions traditionnellement dévolues à l’université, moins dans leur nature, qui demeurent inchangées, que dans les destinataires du savoir diffusé et, surtout, pour ce qui nous intéresse ici, dans leurs modalités d’action et ses méthodes7.

Méthodes renouvelées. Si dans sa finalité, l’université persiste ainsi à assurer sa mission de service public la plus classique, le contenu de la formation dispensée aux étudiants cliniciens n’en est pas moins profondément renouvelé dans ses formes et ses méthodes. La mission de diffusion et de transmission des savoirs se trouve alors réalisée, non plus de façon théorique au sein d’amphithéâtres, mais de manière plus dynamique, pour devenir rencontre interpersonnelle, échange et dialogue avec les populations ou les acteurs locaux. C’est là ce qui forge toute l’originalité de l’enseignement clinique qui se singularise dans ses méthodes, consistant en une formation pratique ancrée dans le réel  reposant sur la méthode du « learning by doing » : l’étudiant clinicien n’est plus un sujet passif  d’enseignement, simple réceptacle des savoirs qui lui sont transmis8, recevant des informations qu’il doit tenir pour acquise ; il devient un acteur de sa propre formation9 – avec tout ce que ce terme comporte de part d’activité et d’initiative. Ce type d’enseignement clinique répond d’ailleurs peut-être à un besoin, formulé dans diverses recommandations émises tant par le Rapport Truchet pour l’enseignement du droit10 que par le Rapport Lyon-Caen qui préconise notamment de « développer les formes d’enseignement qui rompent avec [une] perspective trop technicienne, et qui assurent un apprentissage plus actif »11.

Réappropriation des connaissances. Acteur de sa propre formation, l’étudiant clinicien l’est assurément parce qu’il va devoir s’approprier – mieux, se « ré-approprier » – les connaissances qu’il a pu acquérir au cours de sa formation académique : il va les reformuler à sa façon, les ordonner autrement, suivant sa propre logique ; plus encore, il va porter un regard critique sur les enseignements théoriques qui lui auront été dispensés au cours de son cursus, parce qu’il va devoir confronter ses connaissances à l’épreuve de la pratique, aux réalités économiques, sociales, juridiques ; il va ainsi devoir adapter ses connaissances, les modeler, les façonner pour les appliquer à son objet pratique. Ce faisant, l’étudiant clinicien va porter un autre regard sur son objet d’étude et ses connaissances, un regard à la fois neuf et vierge dès lors que n’étant ni avocat, ni juge ou juriste d’entreprise, il est entièrement libéré des carcans propres à ces statuts pour exercer son activité en pleine indépendance12, à l’abri tant des « relations de clientèle » que des pouvoirs économiques ou institutionnels.

Compétence critique. De ce point de vue, les cliniques juridiques n’apparaissent pas seulement comme une expérience – sensible et professionnalisante – dont l’étudiant clinicien pourra justifier au sein d’un parcours professionnel ; elles forgent une compétence nouvelle, une « compétence critique », impliquant un certain recul, une distanciation par rapport aux connaissances acquises13. Ainsi peut-on concevoir que, s’agissant de l’articulation entre enseignements académiques et enseignement clinique, certaines cliniques juridiques d’accès au droit fassent le choix de réserver la participation à l’activité clinique aux étudiants justifiant d’un certain niveau d’études (Licence 3 ou Master) car il s’agirait là d’une forme de garantie quant à l’existence d’un bagage théorique suffisant permettant précisément aux cliniciens une prise de distance à l’égard des connaissances acquises. Les cliniques juridiques témoignent ainsi, en définitive, d’une originalité certaine, sinon dans la finalité de transmission des savoirs, du moins dans les méthodes d’apprentissage des connaissances. En dernière analyse, c’est d’ailleurs peut-être moins l’acquisition des connaissances proprement dites qui serait en cause – qui relèverait essentiellement des enseignements académiques – qu’une « ré-appropriation » des connaissances dans une optique critique.

II. L’apprentissage de savoir-être et de savoir-faire, multiples

Compétences partagées. Au-delà de l’acquisition des connaissances, l’originalité des cliniques juridiques réside encore dans l’apprentissage d’un savoir-faire et d’un savoir-être car, alors, l’université – essentiellement conçue comme dispensatrice de savoirs théoriques – sort des missions qui lui sont traditionnellement dévolues. Le contenu de cet apprentissage est variable, dépendant tant du modèle de clinique juridique mis en place que de celui qui dispense l’enseignement14. A cet égard, l’enseignement clinique – et c’est ce qui forge son originalité – est l’objet de compétences partagées, plurielles, entre les universitaires et les professionnels du droit associés à l’activité des cliniques juridiques, dans le respect des compétences de chacun. En schématisant, peut-être à l’excès, une hypothèse pourrait être formulée suivant laquelle, dans une clinique juridique d’accès au droit du moins, l’apprentissage d’un savoir-être (A) relèverait essentiellement des professionnels du droit, là où l’apprentissage du savoir-faire (B) serait dévolu, à titre principal, aux universitaires.

A. L’apprentissage de savoir-être pluriels

Savoir-être. L’apprentissage d’un savoir-être – ou plutôt de savoir-être multiples – relèverait des professionnels du droit, au titre d’une compétence quasi-exclusive, l’intervention des universitaires n’apparaissant que marginale à cet égard. Il en est ainsi, tout particulièrement, s’agissant de formation à la technique de l’entretien, quotidiennement mobilisée par les cliniciens participant à une clinique d’information juridique. Ce type de formation mérite d’être spécifiquement dévolu aux professionnels du droit qui, bénéficiant eux-mêmes d’une formation sur ce point, justifient d’une expertise en la matière, forgée par des années de pratique et d’expérience ; à l’inverse, elle échappe largement aux universitaires qui ne sont ni formés, ni spécifiquement compétents sur ce point : à chacun son métier, à chacun ses compétences !

Temporalités plurielles de l’apprentissage du savoir-être. Dans une optique de pré-professionnalisation, les étudiants cliniciens doivent impérativement être formés à l’acquisition d’un tel savoir-être – qui, loin d’être inné, ne s’improvise pas –, d’un triple point de vue temporel. En amont de l’activité clinique, d’abord, une formation, préalable au début de l’activité, peut être dispensée par des professionnels compétents (avocats, notaires, etc.) qui, dans leur pratique, manient quotidiennement la technique de l’entretien15. L’apprentissage, ensuite, se poursuit évidemment au cours de l’activité clinique elle-même, in situ en quelque sorte, tout particulièrement lorsque des professionnels du droit participent, en qualité de simples observateurs, aux entretiens menés en pleine autonomie par les étudiants, pour mieux les « débriefer » à leur issue. Un tel accompagnement est précieux pour les cliniciens, tant en termes de prise de confiance face aux justiciables que s’agissant des conseils qui peuvent être prodigués par les praticiens (gestion du temps de l’entretien, adaptation du discours à l’interlocuteur, recentrage des échanges sur les éléments nécessaires à la résolution de l’affaire, etc.).  Enfin, l’apprentissage du savoir-être peut trouver des prolongements, de façon a priori plus surprenante, en aval de l’activité clinique, lorsque du moins les étudiants cliniciens ont l’opportunité de connaître des suites de l’affaire auprès des praticiens qui, ayant exercé leur « droit de suite », poursuivent le traitement de l’affaire pour leur propre compte. Les cliniciens peuvent ainsi être associés, hors les murs de la clinique juridique, à l’affaire qu’ils ont eu à connaître, depuis ses balbutiements, jusqu’à son dénouement contentieux, ce qui participe évidemment de leur formation mais encore de leur insertion professionnelle. La formation à l’apprentissage d’un savoir-être apparaît ainsi, en définitive, tant préalable que continue.

Contenu pluriel de l’apprentissage du savoir-être. Quant à son contenu, l’apprentissage d’un savoir-être se dédouble, suivant l’interlocuteur de l’étudiant-clinicien. D’une part, ce savoir-être doit être au premier chef tourné vers les justiciables, qu’ils reçoivent en entretien, au cours duquel les cliniciens doivent savoir faire preuve de capacités d’écoute et d’empathie, d’analyse et d’adaptation. Mais ce savoir-être doit encore être exercé, d’autre part, au sein des milieux professionnels avec lesquels les cliniques juridiques interagissent. Dès lors en effet que les cliniques juridiques sont conçues, suivant un certain modèle, comme des outils d’orientation des bénéficiaires vers les professionnels compétents (avocats, maisons de la justice et du droit, associations, etc.), l’activité clinique implique en effet l’apprentissage d’un savoir-être au sein de tels milieux (formation) ; plus loin, les cliniques juridiques permettent ainsi aux étudiants cliniciens de nouer des relations au sein de ce tissu professionnel local (insertion professionnelle)16. C’est bien encore une fonction sociale – d’une autre nature – qu’exercent alors les cliniques juridiques, non plus à l’égard de ses populations locales, mais de ses étudiants en leur ouvrant ainsi les voies de la professionnalisation qu’ils doivent toutefois savoir emprunter seuls, la clinique juridique n’apparaissant à cet égard que comme une simple « voie d’accélération ». Car s’il est acteur de sa propre formation17, l’étudiant clinicien est encore un acteur de sa propre insertion professionnelle.

Apprentissage de savoir-être ciblés. A cet égard, les cliniques juridiques d’accès au droit peuvent avoir intérêt à scinder leur activité au sein de différents pôles de compétences (pôle droit notarial, droit du travail, droit pénal, droit public, etc.), tant il est vrai que les usages peuvent varier suivant les milieux professionnels envisagés, en lien avec les cliniques. Ainsi, les « codes », « us et coutumes » vont-ils sensiblement diverger suivant l’interlocuteur professionnel de l’étudiant clinicien, suivant qu’il s’adresse à un avocat, à un notaire, à une collectivité territoriale, à des syndicats professionnels, à une association de victimes ou aux membres service pénitentiaire d’insertion et de probation, par exemple. Aussi, dans une optique de pré-professionnalisation ciblée, est-il important qu’un étudiant clinicien puisse être rattaché à un pôle de compétence en adéquation avec son projet professionnel, afin qu’il puisse développer un savoir-être spécifique, en usage dans le milieu professionnel dans lequel il envisage de s’insérer.

B. L’apprentissage de savoir-faire pluriels

Complémentarité. Si l’apprentissage d’un savoir-être relève sans doute, à titre principal, des professionnels du droit, l’apprentissage d’un savoir-faire, lui, relèverait essentiellement des universitaires, au titre de compétences toutefois partagées. C’est qu’en effet, si l’apprentissage clinique d’un savoir-faire relève, au premier chef, de l’office des universitaires dans une optique de transmission des savoirs, tant théoriques que méthodologiques, les professionnels du droit intervenant dans le cadre des cliniques juridiques peuvent apporter une valeur ajoutée à un tel apprentissage. Ainsi en est-il, par exemple, s’agissant de l’enseignement – pratique – qu’un avocat peut dispenser aux étudiants en ce qui concerne certaines stratégies procédurales qui peuvent être inconnues ou mal maîtrisées par les universitaires, parfois détachés de ces considérations pratiques ; ainsi en est-il encore de l’orientation des justiciables vers certaines structures d’accueil très spécifiques, connues des seuls praticiens, ancrés dans le tissu local ; il en est de même des « montages » juridiques ou fiscaux susceptibles d’être proposés par différents praticiens, notaires ou spécialistes de droit des sociétés, par exemple. L’apprentissage d’un savoir-faire – ou plutôt de savoir-faire différents – peut ainsi être partagé entre universitaire et professionnels dans une optique de complémentarité, au bénéfice des étudiants cliniciens.

Variabilité du contenu. Lorsque l’apprentissage du savoir-faire est dispensé par un universitaire, son contenu sera variable, tributaire, là encore, du modèle de clinique juridique choisi. Là où une clinique juridique d’accès au droit formera, pour l’essentiel, les cliniciens à la technique du syllogisme dans une optique de résolution de cas concrets, une clinique tournée vers la recherche mobilisera d’autres types de compétences, d’essence plus théoriques ; même pour cette dernière catégorie de clinique, le savoir-faire transmis variera, tant dans ses finalités que dans ses méthodes, suivant l’objet même de la recherche, fondamentale ou appliquée.

Diversification des activités. A cet égard, les cliniques juridiques peuvent avoir intérêt à diversifier leurs activités au sein d’une seule et même structure. Il est rare en effet qu’une même clinique développe simultanément en son sein les deux aspects – social et de recherche – de l’activité clinique, la plupart d’entre elles faisant un choix dès l’origine, soit de fonctionner comme un dispensaire juridique, soit de s’ancrer dans une activité de recherche. Il est rare, encore, que les cliniques juridiques décident de développer une activité de recherche18, la double vocation classique des cliniques juridiques, à la fois sociale et pédagogique, occultant le plus souvent un aspect pourtant important des missions dévolues à l’université, celle relative à la recherche19. Alors qu’il n’existe que peu d’outils à l’heure actuelle permettant de « valoriser (…) l’apport qualitatif de la pratique professionnelle à la recherche scientifique »20, les cliniques juridiques pourraient assurer cette fonction, l’étude de cas permettant de retenir une approche critique d’une question de droit donnée21. Les cliniques juridiques pourraient ainsi inciter à repenser nos modes de recherche traditionnels, selon une méthodologie inversée puisqu’il s’agirait alors non pas tant de penser la règle de façon théorique pour l’appliquer ensuite aux situations concrètes, mais bien d’extraire la théorie de la pratique juridique à partir des études de cas22. Cette « alchimie nouvelle, ascendante cette fois-ci (…) pourrait déboucher sur une réflexion substantielle et théorique sur le contenu de la norme » 23 selon une logique différente, articulant le local au global. Car si le champ d’expérimentation et de recherche des cliniques juridiques est local par nature, leurs productions scientifiques peuvent avoir une visée plus globale, en raison de la portée générale de certains thèmes de recherche développés. Les cliniques juridiques pourraient ainsi être force de proposition spontanée en fonction des besoins réels et participer ainsi à la création de la norme, du bas vers le haut, en prenant appui sur des données locales concrètes. Au-delà de la seule diffusion du savoir, les cliniques juridiques seraient encore créatrices de savoirs.

Cliniques bicéphales. Un tel choix, effectué ab initio, entre clinique d’information et « clinique recherche » n’a pourtant rien d’inexorable. Il est en effet possible de penser une clinique juridique unique dans sa structure, qui se déclinerait en plusieurs branches d’activités, l’une tournée vers la société civile aux fins d’« information juridique », l’autre vers la recherche, aux fins de formation spécifique de ses étudiants à cette activité, invités à mener une réflexion collective sur des thématiques globales. Une seule et même clinique juridique pourrait ainsi assurer cumulativement ces deux missions, par la division institutionnelle de son activité en deux branches distinctes, l’une généraliste développant une activité d’accès au droit, l’autre spécialisée développant une activité de recherche, tournée vers la formation spécifique de ses étudiants à cette activité.  Fort de ces cliniques juridiques « bicéphales », à deux têtes, les étudiants cliniciens auraient en définitive le choix de participer à l’une ou l’autre des activités cliniciennes, en fonction de leur projet professionnel, selon qu’ils entendent bénéficier d’une insertion professionnelle directe ou s’inscrire dans une carrière dédiée à la recherche.  Les cliniques juridiques seraient d’autant plus (mieux ?) adaptées à eux qu’ils pourraient choisir la branche d’activité clinique conforme à leurs aspirations professionnelles, bénéficiant de la sorte d’une pré-professionnalisation ciblée, en pleine adéquation avec elles.

Notes

  1. Sur cette double dimension, interne et externe des cliniques juridiques, v. particulièrement, A. Danis-Fatôme, « La Responsabilité sociale de l’université », Université Paris Ouest, Nanterre La Défense (http://www.u-paris10.fr/l-universite/innovation-sociale-553004.kjsp), septembre 2014. Adde, C. Nadeau, « Pour une responsabilité sociale de l’Université : Ebauche d’un programme d’action », L’autre forum, Le journal des Professeurs et Professeures de l’Université de Montréal, Vol. 13, Numéro 1, 2008.
  2. V., sur cet aspect externe des cliniques juridiques, qui participe du renforcement de l’ancrage local de l’université, afin qu’elle devienne elle-même un acteur socio-économique du développement territorial en favorisant la diffusion du savoir au plus grand nombre, hors de ses murs : M. A. El Ouazzani, « Peut-on transposer la notion de « responsabilité sociale des entreprises » au monde universitaire ? » (http://economia.ma/content/pour-une-responsabilité-sociétale-des-universités). Adde, L. n° 2013-660 du 22 juillet 2013 relative à l’enseignement supérieur et à la recherche, art. 6, 2° et 5° qui, modifiant l’art. L. 123-2 du code de l’éducation, a élargi les missions de l’université à la « croissance et à la compétitivité de l’économie, à la réalisation d’une politique de l’emploi », « à l’attractivité et au rayonnement des territoires ».
  3. R. Descoings, « Université et responsabilité sociale», L’observateur de l’O.C.D.E. (www.observateurocde.org/news/fullstory.php/aid/1544/Universit_E9s_et_responsabilit_E9_sociale.html).
  4. Empruntant des formes et poursuivant des finalités parfois très dissemblables, il n’existe pas un modèle – unique – de cliniques juridiques, mais des modèles pluriels, lesquelles participent dès lors, en raison de leur pluralisme tant institutionnel que fonctionnel, de la mutation de l’université en un service public plurifonctionnel, qui n’est plus seulement tourné vers la formation de ses étudiants, mais également vers d’autres fonctions, sociales, voire économiques ou politiques. Sur la question, v. R. Ollard, « Les modèles de cliniques juridiques », in L’introduction des cliniques juridiques dans le paysage juridique français, dir. D. Mainguy, J. Roque, Revue des cliniques juridiques, Volume 3, 2019 [https://cliniques-juridiques.org/?p=560].
  5. J.-F. Balaudé, « La responsabilité sociale des universités : une vision de l’université » (http://www.letudiant.fr/educpros/opinions/la-responsabilite-sociale-des-universites-une-vision-de-l-universite.html).
  6. Comp. X. Aurey, B. Pitcho, Cliniques juridiques et enseignement clinique du droit, LexisNexis, 2021, p. 32.
  7. Sur cette idée, R. Ollard et A. Baumgartner, « Cliniques juridiques et démultiplication des missions de l’université », Actes du colloque Univer-cités ? La dimension citoyenne des cliniques juridiques, Revue des cliniques juridiques, Volume 1, 2017, [https://cliniques-juridiques.org/revue/volume-1-2017].
  8. J. Perelman, « Penser la pratique, théoriser le droit en action : des cliniques juridiques et des nouvelles frontières épistémologiques du droit », Revue interdisciplinaire d’études juridiques 2014/2, vol. 72, p. 133.
  9. Sur ce point, v. Réformer l’enseignement du droit en France à la lumière des systèmes étrangers, Dir. M. Mekki, Lexis-Nexis, 2017.
  10. Groupe de travail sur l’enseignement juridique, Rapport Truchet, 76 recommandations pour l’enseignement du droit, janvier 2007, proposition 109.
  11. Commission de Réflexion sur les Études de droit, A. Lyon-Caen (dir.), Rapport, avril 2002, p. 13.
  12. Entretien S. Hennette-Vauchez, L. Sinopoli et A. Danis-Fatôme, D. 2012, p. 672.
  13. Sur la question, v. notamment Nesa Zimmermann, Vista Eskandari & Djemila Carron, « Des pédagogies cliniques aux pédagogies critiques : l’évolution de la Law Clinic sur les droits des personnes vulnérables de l’Université de Genève », Cliniques juridiques, Volume 5, 2021, spéc. n° 12 [https://cliniques-juridiques.org/?p=780].
  14. V. supra introduction.
  15. Au-delà d’une formation « théorique » délivrée par les professionnels faisant part de leur expérience, il est à cet égard possible de soumettre les cliniciens à des jeux de rôles, afin de les mettre en situation, ce qui permet ensuite un temps d’échange collectif sur les pratiques cliniques, sous le regard, là encore, des professionnels. 
  16. V. Interview B. Pitcho, Gaz. Pal. 14 nov. 2015, n° 218, p. 9.
  17. V. supra I.
  18. V. toutefois, par exemple, la « clinique de légistique » de Versailles Saint-Quentin qui promeut ainsi une « recherche propositionnelle appliquée » (http://www.vip.uvsq.fr/centre-de-recherche-versailles-saint-quentin-institutions-publiques/langue-fr/clinique-de-legistique/). V. encore, la clinique juridique de Caen qui a pu élaborer des projets relatifs au droit aux visites familiales des personnes détenues en France ou à la violation des droits économiques, sociaux et culturels au Sahara occidental (http://www.unicaen.fr/recherche/mrsh/crdfed/clinique).
  19. X. Aurey, « Les cliniques juridiques », Colloque Université Caen Basse- Normandie, 5-6 décembre 2013 (https://law-clinics.sciencesconf.org/resource/page/id/3).
  20. E. Millard, « Sur un argument d’analogie entre l’activité universitaire des juristes et des médecins », précité.
  21. Sur un tel débat, v. C. Jamin, « Cliniques du droit : innovation versus  professionnalisation ? », D. 2014, Chron. 675 ; A. Danis-Fatôme et C. Girard, « La dimension critique de l’enseignement juridique clinique en France », Dalloz Actualité, 22 février 2016.
  22. Projet Justice Initiative de l’Open Society Institute (http://www.justiceinitiative.org/francais/fr_activites/fr_lcd).
  23. S. Hennette-Vauchez, D. Roman, « Pour un enseignement clinique du droit », LPA 2006, n° 219, p. 3.