Revue Cliniques Juridiques > Volume 2 - 2018

Cliniques juridiques et renforcement du pouvoir d’agir des personnes – l’exemple de la Clinique du droit de Bordeaux

« Le peuple, dit-on, ne peut, dans ce dédale, démêler ce qu’il doit éviter ou ce qu’il doit faire pour avoir la sûreté de ses possessions et de ses droits »1.

Depuis une dizaine d’années, les cliniques juridiques viennent s’insérer dans le paysage de l’accès au droit en France. Liées à des universités, mais intervenant dans le champ social, elles ne correspondent à rien d’existant et viennent perturber les acteurs déjà en place. Professionnels du droit et associations d’accès au droit ne savent parfois pas comment réagir face à l’arrivée de ces structures hybrides, promouvant la possibilité pour les universités de participer à l’amélioration de l’accès au droit, tout en accomplissant leur premier objectif, la formation d’étudiants. Mais les débats sur ce sujet, s’ils évoquent les champs de compétences et prérogatives respectives de chaque acteur, posent moins la question de l’intérêt pour le justiciable de ces nouveaux objets que sont les cliniques juridiques. Face aux critiques consistant parfois à accuser le jeune âge des étudiants-cliniciens, leur manque de préparation ou le manque de légitimité des professeurs à les accompagner, qu’en est-il des personnes, des justiciables ? Quelle part leur est faite au sein de ces structures ?

La Clinique du droit de la Faculté de droit et de science politique de l’université de Bordeaux2 réalise de l’information juridique, telle que prévue dans la loi, c’est-à-dire qu’elle fournit aux personnes de « l’information générale […] sur leurs droits et obligations ainsi que leur orientation vers les organismes chargés de la mise en œuvre de ces droits »3. En-cela elle vient s’agréger à d’autres structures d’accès au droit ayant le même objectif. Mais l’objet même de la Clinique du droit nous amène à nous questionner sur ce nouvel espace d’échange créé entre justiciables et futurs juristes. Qu’apporte cette interaction novatrice aux personnes ? Au-delà des informations données, permet-elle de renforcer le « pouvoir d’agir »4 de ces collectifs en matière juridique ?

Créée en 2013, la Clinique du droit de l’université de Bordeaux propose un service d’information juridique gratuit ouvert à tous, animé par des étudiants en droit (étudiants de Master2 ou de l’Institut d’Etudes Judiciaires) et supervisé par des enseignants-chercheurs référents. Les étudiants cliniciens reçoivent les personnes sur prise de rendez-vous et réalisent avec eux deux entretiens : un premier entretien d’accueil-écoute où ils prennent connaissance de la situation de la personne et de ses questions et un second rendez-vous, dans un délai moyen de sept jours, durant lequel –et après étude du dossier et validation par un enseignant-chercheur référent- ils restituent oralement à la personne les informations concernant le droit applicable à sa situation. A l’aube de sa cinquième année de fonctionnement, il est apparu nécessaire de mesurer l’impact de cette activité sur les personnes s’étant rendues dans le service.

Pendant trois mois, des étudiants du Master 2 « Parcours Chargé d’Etudes Sociologiques » ont étudié la relation des étudiants et des usagers de la Clinique du droit. Au travers de questionnaires et entretiens semi-directifs, ils se sont intéressés aux opinions du millier de personnes ayant reçu des informations juridiques à la Clinique du droit. A partir des données de cette étude, il est possible d’observer comment les interactions avec les étudiants influent sur les différentes composantes du processus de renforcement du pouvoir d’agir des personnes que sont la participation, la compétence technique, l’estime de soi et la conscience critique5.

Sur le droit d’être entendu

Lorsqu’on interroge les personnes venues à la Clinique du droit, un des principaux éléments de satisfaction qui ressort est l’écoute de leur problème, la sensation d’être entendues.

« Je pense que pour nous quand on est sortis de l’entretien, on avait l’impression déjà d’avoir une écoute active, c’est-à-dire d’avoir été écouté »6.

« On est contents de parler à quelqu’un en fait à ce moment-là. On a enfin quelqu’un de réceptif à notre problème et ça fait du bien »7.

« On est bien reçu, on est mis dans de bonnes conditions, c’était tranquille, personne n’est venu interférer, ces personnes étaient à la fois compétentes et très ouvertes »8.

L’envie des étudiants au service de l’écoute

Le temps consacré aux entretiens – 45 minutes chacun – est déterminant dans la sensation d’écoute perçue par les usagers.

« Ils prennent le temps, il n’y a pas quelqu’un qui nous dis « bon c’est l’heure »9.

Ce temps avait pourtant au départ été défini pour des raisons pédagogiques, afin de laisser suffisamment de liberté aux étudiants pour la conduite de l’entretien, activité à laquelle ils sont peu habitués. Dans la plupart des structures d’accès au droit, et pour des raisons évidentes de fortes demandes, le temps consacré à l’échange est moindre, ce qui peut affecter la sensation d’écoute. Parallèlement, et contrairement à ce qu’on pourrait croire, le fait que les écoutants soient étudiants est évalué par les personnes comme un élément positif sur l’écoute.

« Il y a beaucoup d’empathie chez les étudiants. On sent qu’ils sont intéressés »10.

Ainsi, le manque d’expérience n’aurait pas de répercussion sur la qualité de l’écoute. L’envie et la motivation des étudiants, qui souvent pour la première fois pratiquent leur discipline, viendrait largement compenser des soi-disant erreurs techniques. Le fait de laisser les étudiants seuls gérer les entretiens a été une des questions majeures dans la définition du mode de fonctionnement de la Clinique du droit à ses débuts. Le manque d’expérience des étudiants est un reproche récurrent fait par le reste des acteurs de l’accès au droit. Plusieurs autres structures ont d’ailleurs choisi de faire participer des professionnels à ces entretiens. Pourtant, les résultats de l’étude ne permettent pas de lier qualité d’écoute et expérience dans la gestion d’entretien. Certains auteurs de l’action sociale critiquent d’ailleurs la prééminence actuelle de soi-disant techniques, au détriment de l’interaction naturelle et spontanée entre individus :

« Tout savoir qui évacue l’étonnement sombre en une entreprise désastreuse. On peut même dire qu’il n’y a pensée qu’à partir du moment où il y a étonnement. […] On comprend alors, concernant l’idée de relation […] à quoi aboutit la production incessante et non maîtrisée d’outils et de techniques : une chosification des relations interindividuelles et des individus, une réification de l’accompagnement lui-même »11.

La spontanéité, l’intérêt et la motivation sont donc largement considérées par les personnes comme un atout dans le processus d’écoute active.

Une place importante faite aux choix de la personne

Mais être entendu ne se résume pas à recevoir une écoute active. Cela signifie aussi la possibilité pour une personne de pouvoir s’exprimer sur une situation la concernant, que ce soit sur son contexte ou sur les décisions qui peuvent en découler. L’étude de la Clinique du droit de Bordeaux montre, qu’au-delà de l’espace d’écoute créé lors de l’entretien, les usagers ont la sensation de pouvoir s’exprimer sur leur situation générale et non simplement sur des faits juridiques.

« Elles ont vraiment essayé de comprendre ma situation et ont essayé de s’imprégner du contexte »12, « Ils nous prennent vraiment au sérieux »13.

Les usagers du service obtiendraient dès lors une véritable prise en compte, leur place de « sujet socio-désirant »14 serait acceptée, plus que reconnue. A leur tour, les personnes acceptent le fonctionnement du service, avec ses particularités, comme par exemple la double temporalité des rendez-vous (un entretien d’accueil et un entretien de réponse à une semaine d’intervalle). Ce point pourrait être le lieu d’une crispation entre les besoins des personnes et les nécessités pédagogiques de la Clinique, comme le fait remarquer un membre d’une structure d’accès au droit :

« Moi ce qui me gêne également, c’est qu’il y ait cette double temporalité. C’est-à-dire que les gens ils ont un premier rendez-vous et ils reviennent une semaine après pour voir la réponse. Alors oui, sur des thématiques juridiques où il y a des points à creuser, je trouve cela bien qu’on prenne le temps de se poser […] mais encore une fois, pour la personne lambda qui vient, ben ça fait un double déplacement »15.

Mais ce fonctionnement, ainsi que le statut étudiant des juristes qui interviennent sont entièrement expliqués aux personnes dès le premier contact. Les usagers du service ne subissent pas ces modalités, ils les choisissent.

« On vous explique bien. On vous dit « il y a un premier rendez-vous, vous apportez les papiers, on va étudier votre question et vous revenez dans quelques temps et on vous donnera une réponse »16.

Cette place reconnue au choix de l’usager se retrouve enfin dans les modalités d’apport des réponses. Légalement, il est impossible pour les étudiants de conseiller les personnes qui viennent les voir sur les démarches à entreprendre. A la Clinique du droit, les réponses apportées indiquent aux personnes le droit applicable à leur situation et l’ensemble des possibilités légales à leur disposition. Charge à elles de déterminer celle qui convient le mieux, ou de se rapprocher d’un professionnel du droit qui pourra évoquer la meilleure stratégie juridique à adopter dans leur situation, en détaillant notamment les chances de réussite ou d’échec de chaque option, au regard des éléments de preuve. A la Clinique du droit, on s’arrête donc à l’étape préalable, expliquant les différentes alternatives prévues par la loi. Cette attention portée à évoquer l’ensemble des options possibles ne s’attache pas juste à respecter stricto sensu la définition de l’information juridique. Il a été démontré que le processus de décision ne se nourrit pas que de faits rationnels. Chaque personne détient son propre système de valeurs, elles-mêmes subjectives et de nature affective17. Apporter l’ensemble des solutions disponibles à une personne permet que celle-ci puisse évaluer, dans le cadre de son système de valeurs, celle lui convenant le mieux, respectant ainsi la possibilité de faire des choix, qui pour l’autre (et notamment ici le juriste) pourraient paraître irrationnels. Cette place laissée au libre arbitre de de la personne ne rencontre dans l’étude menée pas d’opposition de la part des usagers de la Clinique du droit, qui ont conscience qu’il est de leur ressort d’opter pour une alternative ou l’autre.

« Donc pour moi ça a répondu à ma démarche d’information parce que j’avais besoin d’une aide pour trouver les informations. J’avais pas besoin qu’ils aillent plus loin que ça. C’était une aide à la décision pour savoir quoi faire ensuite »18.

« Il nous donne des informations. A nous de les suivre ou pas »19.

« C’est pas à la Clinique du droit de dire ce que je dois faire. C’est juste de la consultation et ça nous permet, à nous qui ne connaissons pas bien, de nous éclairer »20.

« Moi ça me permet de me positionner, de faire mon choix par rapport à ce que l’on m’a dit. Si je doute, je n’avance pas, et la clinique du droit m’a permis de confirmer »21.

« A l’issue de la réponse, j’ai décidé ce que je pouvais faire »22.

Sur la compétence technique 

En plus de l’écoute apportée aux personnes, les cliniques juridiques semblent favoriser le renforcement des compétences techniques des usagers en matière juridique. Internet étant très largement répandu, l’accès par les personnes aux règles de droit est facilité. On note d’ailleurs que le sous-titre du site internet de Légifrance le présente comme un « service public de la diffusion du droit ». Cet accès n’est cependant pas suffisant. Une étude réalisée par le Ministère de la Justice en 201323 révèle que 80% des français considèrent que le « langage judiciaire est peu compréhensible ». Le droit est accessible mais pas intelligible. C’est également un constat opéré par les personnes qui se rendent à la Clinique du droit.

« Je sais qu’il y a des lois, j’ai beau les lire, quand vous ouvrez les textes, ça vous renvoie souvent vers un autre texte et au bout de trois textes vous ne comprenez plus ce que vous lisez »24.

Le transfert de connaissances techniques des étudiants vers les usagers

Lorsqu’on étudie la matrice de satisfaction des usagers de la Clinique du droit, la clarté du langage obtient une des notes les plus élevées (près de 8.9/10)25. Les personnes souhaitent comprendre le droit.

« S’il y avait des termes un peu juridiques ils me les expliquaient dans un langage plus facile on va dire, mais non tout était très clair, ils m’ont bien tout expliqué, je n’ai pas eu de souci »26

« J’ai pu assimiler certaines choses grâce à ce qu’elles m’ont dit. Elles m’ont expliqué beaucoup de choses qui me paraissaient obscures »27.

Ce besoin de compréhension revient de manière régulière, et lorsqu’on observe la typologie des demandes, on note que certaines personnes s’adressent même au service, non pas pour connaître leurs alternatives, mais pour comprendre une situation déjà passée, et subie.

« Moi en tout cas, ça m’a permis de mieux accepter la chose, c’était normal »28.

D’autres se rendent dans le service avec l’espoir d’une meilleure maîtrise technique du droit.

« Il y a déjà le terme clinique. Je me dis au moins clinique ils expliquent, c’est comme les médecins. Tout ce qu’ils disent, ils expliquent. Parce que quand vous allez en consultation, ça va très vite. Mais ça c’est un peu compliqué car même si on a connaissance des termes, on a toujours une interprétation qui n’est peut-être pas forcément la bonne »29.

Il est donc pour eux important que les termes ne soient pas seulement vulgarisés mais utilisés, cités, et expliqués.

« Même s’il y a certains termes juridiques effectivement, moi j’apprécie qu’ils utilisent les termes juridiques, qu’ils les expliquent et qu’ils continuent. Du coup je trouve ça moins condescendant. C’est bien d’avoir toutes les informations, parce qu’effectivement si moi après je vais faire des recherches, les termes juridiques ils sont aussi utiles pour faire ses recherches »30.

Il s’agit donc véritablement pour les personnes d’acquérir des compétences techniques, qu’ils pourront par la suite réutiliser dans leurs propres situations.

Une aide à l’identification du besoin d’accès à la justice

Certains considèrent que l’information juridique seule est peu utile. Quel est l’intérêt d’informer la personne sur ses droits si on ne peut pas l’accompagner pour les faire valoir ? C’est effectivement un reproche qui peut être formulé à l’encontre des cliniques juridiques, d’autant que les étudiants connaissent peu la réalité procédurale qu’ils peinent parfois à expliquer. Mais si le but in fine est de permettre aux personnes d’accéder aux mécanismes leur permettant de faire valoir leurs droits, comment cela peut-il être possible si elles ne savent pas que la situation qu’elle rencontre est problématique ?

« La production statistique de l’aide juridictionnelle suggère une représentation économiste de l’égalité des chances. Ce sont en effet les ressources financières qui apparaissent comme le seul critère pertinent pour prétendre recevoir une aide dont on suppose par ailleurs qu’elle suffit à rétablir l’égalité entre les justiciables. […] Or la consommation de biens judiciaires est étroitement liée à la connaissance « juridico-judiciaire » et aux significations de l’action en justice. […] En fonction du partage de ce savoir, la capacité d’accéder à la Justice n’est pas la même »31.

Si l’information juridique ne résout pas l’accessibilité à la justice, elle permet au moins d’identifier le besoin d’accès à la justice.

Jusqu’à présent, on note que les cliniques juridiques répondent aux deux premières composantes du processus de renforcement du pouvoir d’agir des personnes en créant un espace d’écoute et de transfert de compétences techniques. Cependant, à ce stade, rien ne permet de différencier spécifiquement, dans ces apports une clinique juridique d’une autre structure d’accès au droit. Les paragraphes précédents pourraient tout à fait être identiques pour une association. Mais lorsqu’on se penche sur les deux dernières composantes, on découvre en revanche de vrais apports des cliniques juridiques.

Sur l’estime de soi

Au début du projet de la Clinique du droit, l’équipe s’inquiétait de savoir comment se passerait la relation entre les étudiants et les personnes qui viennent demander des informations juridiques. Les personnes auraient-elles confiance ? Le jeune âge des intervenants pourrait éventuellement être un obstacle pour les personnes. Cinq ans plus tard, c’est tout le contraire qui ressort.

L’équilibre de la relation étudiants-usagers

Non seulement les personnes font confiance aux informations fournies par les étudiants, mais le jeune âge des étudiants ne leur semble en aucun cas être un frein, au contraire.

« J’étais à l’aise, bon après, c’était des jeunes aussi donc forcément le contact est plus facile »32.

« C’était très professionnel. J’avais l’impression d’être en face d’un professionnel oui et non, oui car on avait des bonnes informations de qualité mais en même temps c’était moins formel qu’avec un professionnel. On est moins mal à l’aise »33

Lorsqu’on approfondit cette question, il apparait que la sensation de confort est en fait liée à un sentiment d’égalité envers l’autre, qui, selon les témoignages recueillis, ne serait pas présent, ou dans des proportions moindres, face à des professionnels34.

« Le fait que ce soit des étudiants ça met vachement à l’aise […] on se sent moins diminué, ils nous prennent vraiment au sérieux donc oui franchement je trouve ça bien. On se sent moins profane » 35.

« J’avais enfin l’impression d’être respectée, dans mon estime personnelle, ça me faisait du bien. J’avais l’impression d’être une star, façon de parler parce que là, il y a des gens qui prennent des notes, qui écoutent ce que j’ai à dire et ça fait du bien pour son estime personnelle »36.

On retrouve ces témoignages auprès de personnes de tout âge. Pour le public jeune, rencontrer des pairs est un avantage dans leur démarche. Les jeunes ayant en général moins d’expérience dans le recours à des organismes d’aide, cela leur semble plus facile face à des personnes de leur âge. Pour les publics plus âgés (à partir de dix ans de plus que les étudiants), se met en place un système d’identification. Les personnes identifient les étudiants qui les reçoivent aux jeunes qu’ils ou elles étaient il y a quelques années ou à des jeunes de leur entourage, par exemple leurs enfants : « Ici c’est spécifique. Et en plus les personnes aiment bien, comment dire, souvent elles ont des enfants, elles projettent… »37. La relation qui s’instaure entre l’étudiant et la personne reçue semble alors équilibrée. Soit l’âge est identique et une relation de pairs s’instaure, soit l’âge diffère et la relation se rééquilibre dans un ratio connaissance versus expérience.

Don de réalité pratique contre don de connaissance théorique

Connaissance juridique contre connaissance de la vie pratique est finalement l’objet de l’échange qui est réalisé à la clinique du droit, dans la dimension classique d’un échange de dons38. A la différence près que le processus de don semble s’inverser. Traditionnellement dans la relation d’aide sociale, c’est l’intervenant qui effectue le premier don. Ceci a parfois pour effet de donner à la personne la sensation d’être en demande, et donc diminuée vis-à-vis de l’autre39.

« Ça m’est arrivé d’accompagner des personnes dans un autre lieu d’accès au droit, et je trouve que les personnes elles n’ont pas la même attitude. Des fois les gens me disent que quand on est malades, quand on est en demande, on se sent toujours un petit peu rabaissé »40.

Dans les cliniques juridiques, les personnes qui se présentent avec leur dossier effectuent le premier don. Elles ne se situent donc pas dans une démarche de demande, mais d’échange. Les personnes donnent leur situation, leur problématique, leurs données personnelles aux étudiants, pour leur formation.

« Demander c’est pas toujours facile pour les personnes, et là elles ont l’impression d’apporter quelque chose aussi »41.

Le don opéré par les personnes est « récompensé » par un contre-don des étudiants au travers des informations juridiques. Alors que la plupart du temps, dans les structures d’aide, le contre-don est réalisé par la personne récipiendaire, le cheminement ici est renversé, lui permettant d’acquérir une position plus égalitaire vis-à-vis de la structure.

« Je me suis dit que ça allait les aider et que pour moi c’était tout bénéf aussi »42.

« Il y a un apport de chaque côté » 43.

Les personnes se retrouvent dans une position revalorisée, propice à l’accueil des informations et à la prise en compte de leur propre personne dans la décision.

Sur la conscience critique

La dernière composante nécessaire au processus de renforcement du pouvoir d’agir des personnes concerne la conscience critique44. Celle-ci se mettrait en place au travers de trois étapes successives45 : l’acquisition d’une conscience collective, d’une conscience sociale et d’une conscience politique.

Une pratique individuelle au détriment du collectif

Or, force est de constater que les cliniques juridiques ne participent pas, dans leurs modalités de saisine directe, à l’émergence de cette conscience critique des personnes, et ne remplissent donc pas les critères relevant de la dernière composante du renforcement du pouvoir d’agir. Les personnes sont reçues dans ces services de manière individuelle et tout le traitement du dossier se fait sur cette base individuelle. Les cliniques juridiques s’inscriraient plutôt dans la définition actuelle de l’empowerment, utilisée notamment dans les instances internationales, et qui omet la dimension collective du renforcement du pouvoir d’agir pour n’en faire qu’une action individuelle servant un intérêt propre. Si l’on se penche sur les autres types de projets d’enseignement clinique du droit, tels que par exemple le street-law, ou les projets de recherche clinique, la volonté de développement d’une conscience critique du droit y est plus développé, mais elle n’inclut en général pas les individus en amont. Leur dimension est majoritairement collective, ou passe par le biais d’intermédiaires, comme les organismes de la société civile. Les réflexions qui sont à la base de ces travaux ou de ces actions sont donc filtrées. Il s’agirait finalement de promouvoir des projets d’enseignement clinique globaux, qui permettraient, au travers de la participation d’individus à des entretiens d’information juridique, de faire émerger de ces propres individus, réunis en collectifs, des thématiques qui pourraient, avec leur concours, être ensuite traitées par des étudiants-cliniciens dans des projets de recherche clinique ou de street-law. Ces conditions remplies, les cliniques juridiques pourraient ainsi participer à l’empowerment des populations, dans son sens premier.

Quand les étudiants deviennent bénéficiaires de l’aide

Le souhait du développement d’une conscience critique n’est pourtant pas totalement absent des cliniques juridiques. Mais ses principaux bénéficiaires ne sont pas les usagers des services d’information juridique, mais les étudiants. C’est par exemple l’objectif avoué des enseignements dispensés à l’université Paris X – Nanterre qui permettent aux étudiants de « réfléchir sur la portée sociale du droit, les ambivalences et les enjeux du pouvoir qui s’attachent à son maniement »46. A Bordeaux, les étudiants-cliniciens des Master 2 Droit des personnes et des familles et Droit des relations du travail en entreprise, doivent, à partir de dossiers traités dans le service d’information juridique, produire un rapport de réflexion sur une thématique juridique ou extra-juridique. Ils se rendent compte alors de la dimension sociale du fait étudié, des lacunes que le droit peut avoir, ou des difficultés pour les personnes de faire valoir leurs droits. A partir de ces dossiers réalisés, ils choisissent en groupe une thématique et invitent des acteurs du monde juridique et extra-juridique à venir débattre avec eux de ces sujets. L’identification et la construction de la problématique repose entièrement sur eux.

Les entretiens réalisés avec les anciens usagers de la Clinique du droit, montrent clairement qu’il s’agit également d’un leitmotiv des usagers pour participer au projet. Ils souhaitent prendre part à cette formation de l’esprit critique des étudiants.

« Moi je trouve ça bien de voir des jeunes qui se prennent en main, enfin qui se confrontent à des problèmes de la vie courante. Ça doit être bien pour eux de mettre le nez dedans pour de vrai »47.

« C’est comme un médecin qui doit pratiquer. Parce qu’il y a des textes de lois, des décisions, des jugements, comment ça se fait dans la vie et surtout pour eux, qu’ils voient les conséquences des jugements, des décisions. Après ça leur fait certainement connaître le côté humain de la chose qui est différent du côté des lois, des textes et de l’application »48.

« Donc je pense que c’est bien d’éveiller cette conscience là parce qu’ils vont fréquenter toute sorte de personnes, des jeunes, de vieux, toutes sortes de classes sociales, donc si c’est ouvert je pense que ça peut apporter une maturité dans la vie et dans l’application de la loi car il y’a quand même des disproportions dans les peines. En tout cas dans la pratique, quelqu’un qui veut devenir juge ou un truc comme ça, je ne pense que ça peut-être bien de voir les conséquences dans la vie pratique »49.

Le don opéré par les personnes irait donc au-delà de simples données personnelles. Il s’agirait pour eux de déposer auprès des juristes et des futurs professionnels leur problématique, dans le but que celle-ci serve à leur formation, non seulement technique, mais surtout critique.

Conclusion

On comprend donc que dans ce nouvel objet que constituent les cliniques juridiques, s’instaure un rapport particulier entre les justiciables et les étudiants, basé sur l’échange qui se produit entre ces deux collectifs. L’échange permet d’équilibrer la relation, chacun étant à la fois aidé et aidant et participe au renforcement du pouvoir d’agir des acteurs qui la composent avec en particulier un renforcement de l’estime de soi chez les justiciables-usagers, et de la conscience critique chez les étudiants-juristes. Cet espace novateur de rencontre créé entre eux au sein des cliniques juridiques semble être le terrain de partage de connaissances et d’expériences extrêmement riches pour ces deux collectifs. Bien entendu, le respect et l’extrême confiance qu’ont les personnes envers l’institution universitaire est déterminante pour l’établissement de ce lien de confiance permettant ces transferts mutuels. On peut cependant noter qu’aujourd’hui le succès croissant rencontré par les cliniques juridiques auprès des usagers n’est visiblement pas seulement le fait de la qualité des réponses. Bien qu’à Bordeaux, plus de 80% des personnes indiquent que le passage par la Clinique du droit a eu un impact positif sur la résolution de leur problème, c’est sans aucun doute bien pour la place primordiale qui est faite aux usagers dans le projet, comme acteurs de formation des étudiants, que les personnes souhaitent y participer. Il semble donc que le réel renforcement du pouvoir d’agir se situe dans la possibilité offerte aux personnes de porter leur situation à connaissance des futurs professionnels du droit et de la justice dans le cadre de leur formation. Ils favorisent la prise de conscience par les jeunes juristes des implications sociales des règles juridiques, et par un effet de rebond, confère aux justiciables-usagers en plus d’un accès au droit, une voix dans la réflexion autour de la règle juridique.

Notes

  1. Jean-Etienne Portalis, Discours préliminaire du premier projet de Code civil, 1801, extrait.
  2. La Clinique du droit est un projet du Forum Montesquieu, Centre d’Innovation Sociétale de la Faculté de droit et de science politique de l’université de Bordeaux. Plus d’informations : http://forum-montesquieu.u-bordeaux.fr/ www.cliniquedudroit.fr
  3. France, Loi n°91-647 du 10 juillet 1991 relative à l’aide juridique, 13 juil. 1991, art.53
  4. Yann Le Bossé, « De l’ « habilitation » au « pouvoir d’agir » : vers une appréhension plus circonscrite de la notion d’empowerment », Nouvelles pratiques sociales, vol. 16, 2003, pp. 30-51 : « Le choix d’une expression synthétique pour traduire une réalité aussi complexe que l’empowerment est une entreprise périlleuse, et ce d’autant plus lorsque ce terme pose également des problèmes de polysémie dans la langue d’origine (Swift, 1984). Dans un tel contexte, toute traduction est forcément imparfaite et l’expression pouvoir d’agir ne fait pas exception à cette règle ; il reste qu’elle nous parait une alternative intéressante à l’usage du mot empowerment et aux traductions actuellement disponibles ».
  5. William A. Ninacs, « Empowerment et service social : approches et enjeux », Service social, vol. 44, 1995, pp. 69-93
  6. Entretien avec M. R, « Etude de l’impact social de la Clinique du droit de l’université de Bordeaux », université de Bordeaux, 2017 [Ci-après Etude…]
  7. Entretien avec Mme R, Etude…
  8. Entretien avec M. D, Etude…
  9. Entretien avec Mme B, Etude…
  10. Entretien avec Mme M., assistante sociale, Etude…
  11. Dominique Depenne, Distance et proximité en travail social. Les enjeux de la relation d’accompagnement, ESF Editeur, 2014, pp. 119-120
  12. Entretien avec M. B, Etude…
  13. Entretien avec Mme B, Etude…
  14. Saül Karsz, Pourquoi le travail social. Définitions, figures, clinique, Dunod, 2004.
  15. Entretien avec Mme Y., membre d’une structure d’accès au droit, Etude…
  16. Entretien avec Mme B2, Etude…
  17. Mathias Pessiglione, « Décision et rationalité : un sujet indiscipliné », Cités, n°60, 2014, pp. 29-41.
  18. Entretien avec M. L, Etude…
  19. Entretien avec Mme B, Etude…
  20. Entretien avec Mme B2, Etude…
  21. Entretien avec Mme B2, Etude…
  22. Entretien avec Mme B2, Etude…
  23. Ministère de la justice – SDSE – Enquête « Opinion des Français sur la justice 2013 », Laurette Cretin, InfoStat n° 125, 22 janvier 2014.
  24. Entretien avec Mme B2, Etude…
  25. Etude…, p. 23.
  26. Entretien avec Mme B, Etude…
  27. Entretien avec M. D, Etude…
  28. Entretien avec M. L, Etude…
  29. Entretien avec Mme B2, Etude…
  30. Entretien avec M. L, Etude…
  31. Matthieu Biancucci, « Inégalités dans l’accès au droit et à la justice », Site internet de l’Observatoire des inégalités, 28 décembre 2007.
  32. Entretien avec Mme B, Etude…
  33. Entretien avec Mme B, Etude…
  34. On évoque ici les consultations épisodiques et non pas les relations de suivi qui permettent l’instauration d’un lien particulier entre le professionnel et la personne reçue.
  35. Entretien avec Mme B, Etude…
  36. Entretien avec Mme H, Etude…
  37. Entretien avec Mme M., assistante sociale, Etude…
  38. Marcel Mauss, Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques, L’année sociologique, nouvelle série, 1, 1925.
  39. M. Godelier, L’énigme du don, Flammarion, 1996, p. 25 : « Ce qui oblige à donner, c’est que donner oblige ».
  40. Entretien avec Mme M., assistante sociale, Etude…
  41. Entretien avec Mme M., assistante sociale, Etude…
  42. Entretien avec Mme B, Etude…
  43. Entretien avec M. C, Etude…
  44. Paulo Freire, Pedagogy of the Oppressed, The Continuum Publishing Company, 1970.
  45. William A. Ninacs, « Empowerment et service social : approches et enjeux », Service social, vol. 44, 1995, pp. 69-93.
  46. Stéphanie Hennette-Vauchez, Laurence Sinopoli et Anne Danis-Fatôme, « L’enseignement universitaire Clinique du droit – EUCLID », Recueil Dalloz, 8 mars 2012, n°10, p.672.
  47. Entretien avec M. C, Etude…
  48. Entretien avec Mme B2, Etude…
  49. Entretien avec Mme B2, Etude…