Revue Cliniques Juridiques > Volume 2 - 2018

Cliniques juridiques : partenariat de compétences et « empowerment » réciproque

Reconnues pour leur approche académique et pédagogique permettant de développer des compétences transversales1, les cliniques juridiques permettent également de créer des ponts entre le monde universitaire et la cité2, par le biais de projets collaboratifs et participatifs.

Qu’elles prennent la forme de services de consultations juridiques individuelles, de programmes d’information juridique collectifs (legal literacy), d’actions de plaidoyer ou de rédaction de rapports en vue de souligner certaines pratiques étatiques, les cliniques juridiques favorisent l’empowerment3 de tous-tes les acteurs-trices impliqué-e-s : elles contribuent à l’amélioration de la capacité des individus ou du groupe de personnes de faire des choix et de transformer ces choix en actions4.

En effet, le transfert d’une certaine forme de savoir et de connaissances spécifiques s’opère entre les étudiant-e-s, l’équipe d’enseignement et les personnes visées par le travail des cliniques juridiques. La position de chacun-e évolue au cours du processus, et tous-tes occupent à tour de rôle une fonction active en vue de renforcer l’action commune.

La Law Clinic sur les droits des personnes vulnérables de l’Université de Genève a pris la forme, dès sa création en 2013, d’une « Know Your Rights Law Clinc »5. Elle vise la rédaction, par une quinzaine d’étudiant-e-s chaque année, de brochures informant certains groupes considérés comme juridiquement vulnérables6 sur leurs droits, dans des termes non-juridiques et concrets. Ce choix a notamment été guidé par le souhait de participer à l’empowerment des groupes cibles. Ces brochures doivent leur intérêt et leur pertinence au travail rapproché entre la Law Clinic et les personnes concernées à chaque étape des recherches. En effet, en l’absence d’une telle collaboration, le travail des étudiant-e-s de la Law Clinic risquerait de se cantonner à un cadre académique, sans réelle prise avec la réalité quotidienne des personnes intéressées.

Cette collaboration se révèle tant enrichissante qu’indispensable pour tous-tes les participant-e-s. Le processus même de délimitation du cadre des recherches entre l’université et les personnes concernées constitue une certaine forme d’empowerment. L’arrivée de la brochure permet ensuite d’asseoir ces connaissances et de les partager plus largement.

Dans la présente contribution, nous nous proposons ainsi de nous baser sur l’expérience de la Law Clinic sur les droits des personnes vulnérables de l’Université de Genève, dans le but de présenter les différents aspects à prendre en compte pour qu’une clinique juridique ne se substitue pas à la parole des personnes concernées, mais qu’elle participe plutôt à la création d’un réel partenariat de différentes compétences pour atteindre un but commun.

Les limites d’une telle approche seront également abordées : les contraintes temporelles et le manque de suivi sur le long-terme, ainsi que la question du positionnement des acteurs-trices dans différents contextes constituent les principales difficultés auxquelles peuvent se voir confrontées ce type d’approches.

Cliniques juridiques : partage de connaissances et renforcement réciproque des capacités

Public cible

La notion d’empowerment revêt traditionnellement deux volets, l’un individuel et l’autre collectif7. Dans sa dimension individuelle, il s’agit de donner à chacun-e les connaissances et la confiance de se sentir légitime à revendiquer une place en société et à faire valoir ses droits en tant que personne. A l’inverse, la dimension collective s’appuie sur la force du groupe et la position de pouvoir que ce dernier peut acquérir face à d’autres groupes sociaux avec lesquels il entretient des relations au sein de la société8.

Selon le modèle de clinique juridique choisi, l’une de ces deux dimensions d’empowerment– individuelle ou collective – sera plutôt privilégiée. En effet, les cliniques visant une approche « Street Law » ou « Know Your Rights », qui visent la transmission collective d’informations juridiques, misent davantage sur la mobilisation et la prise de conscience du groupe, alors que les consultations juridiques ou la défense de dossiers devant des tribunaux s’appuient sur une notion plus individuelle du renforcement de capacités. Une délimitation trop stricte entre les dimensions individuelles et collectives s’avère toutefois artificielle, car l’individu fait partie du groupe et le collectif bénéficie du savoir de ses membres9.

La construction de compétences et le renforcement de la capacité d’agir chez les personnes bénéficiaires des services proposés par les cliniques juridiques ne résultent pas uniquement de la livraison de conseils juridiques ou de la transmission d’informations10, mais bien d’une implication dans la mise sur pied du programme et de son contenu.

Une collaboration est en effet indispensable à tous les stades du processus, faute de quoi la clinique risque de se substituer à la parole des personnes directement concernées. Au mieux elle pourrait manquer sa cible et s’avérer inutile, mais au pire elle pourrait causer du tort au groupe en question. Une approche venant du haut (« top down »), sans racines ni connaissances du terrain, peine à identifier les besoins réels et ne tient pas compte des sensibilités, des tensions, et des enjeux parfois invisibles de certaines questions.

Une phase de préparation en collaboration avec les personnes concernées s’avère indispensable afin de s’assurer qu’il est judicieux de s’engager sur le terrain prévu et que le projet répond à un réel besoin. Le choix du thème – autrement dit du groupe de personnes dont les droits sont examinés – devrait donc toujours se fondre sur les besoins exprimés par les acteurs-trices eux-elles-mêmes. Ensuite, lors de la phase du choix des questions spécifiques qui seront abordées, une collaboration avec les personnes concernées est également nécessaire, afin de vérifier que les questions sont pertinentes, formulées dans des termes appropriés, et qu’aucune question qui se pose en pratique n’a été oubliée. D’autres considérations stratégiques entrent également en ligne de compte à ce stade. Par exemple, la Law Clinic sur les droits des personnes vulnérables a dû trancher la question de savoir s’il était judicieux d’inscrire dans la brochure sur les droits des femmes sans statut légal que certaines autorités et tribunaux ne transmettent en principe pas d’informations liées à l’irrégularité du séjour d’une personne aux autorités migratoires alors qu’ils ont légalement l’obligation de le faire. En effet, il paraissait dangereux d’attirer l’attention sur cette pratique favorable, qui aurait pu être révoquée en faveur d’une application plus rigoureuse du droit. Ainsi, parfois, il vaut mieux laisser intacts certains équilibres fragiles et partiellement satisfaisants plutôt que de tenter de trouver une systématique dans un contexte que l’on ne comprend pas complètement11.

Une collaboration se crée ensuite entre les personnes concernées et les étudiant-e-s de la clinique juridique. Etudiant-e-s en droit généralement peu sensibilisé-e-s aux questions de justice sociale, aux thématiques abordées et à l’approche interdisciplinaire avant le début du programme, ces derniers-ères bénéficient de ces échanges pour se familiariser avec la terminologie et avec les enjeux, ainsi qu’à une approche non-juridique des questions sur lesquelles ils-elles travaillent. Par exemple, les témoignages en classes de personnes concernées ou les discussions et les prises de contact par différents canaux sont autant de modes de transmission informels d’un certain savoir.

Dans le cas de programmes d’informations juridiques collectifs, le contexte dans lequel se déroule la transmission est également important, puisqu’il se doit d’être adapté et accessible aux personnes auxquelles il est destiné. En effet, les aspects de langue, de complexité des informations, de mise en page (taille des caractères, contrastes de couleurs etc.) et le choix du support jouent un rôle clé. Par exemple, des informations destinées à des adolescent-e-s seront mieux reçues si elles sont présentées sur un support électronique ou vidéo, alors que le format audio sera préféré pour transmettre des informations à des personnes malvoyantes. Les éléments culturels sont également centraux : la forme écrite correspond par exemple à une vision très occidentale de la transmission de savoir.

La coopération entre acteurs-trices académiques, associatifs et personnes concernées par la thématique se doit ainsi d’être encouragée tout au long du processus, de la phase préparatoire à dernière étape qu’est la diffusion des informations juridiques : en effet, lors de cette dernière étape, le soutien associatif est indispensable pour atteindre le public cible et permettre une bonne dissémination de l’information vers les personnes visées.

Les bénéfices d’une démarche collaborative entre les cliniques juridiques et les autorités locales méritent également d’être soulignés. En effet, la modification de certaines pratiques institutionnelles représente l’une des catégories de résultats les plus souvent identifiés par Goodwin et Maru dans l’évaluation des programmes d’empowerment12. La Law Clinic sur les droits des personnes vulnérables a pu observer de tels résultats dans le cadre de collaborations rapprochées avec les autorités municipales, cantonales et universitaires. Par exemple, suite à une recommandation énoncée par un étudiant de la Law Clinic dans le cadre d’un stage académique auprès du Service Egalité de l’université[13], l’Université de Genève signera ces prochaines semaines la Charte de la diversité au travail pour les personnes LGBT13. De plus, il arrive que les autorités, telles que le Département chargé de l’instruction publique ou les hôpitaux universitaires demandent à la clinique de leur présenter la situation juridique relative à certaines questions spécifiques afin de déterminer quelles sont leurs obligations institutionnelles et de pouvoir s’y conformer au mieux.

Le pouvoir d’empowerment des cliniques ne repose ainsi pas uniquement sur la transmission de certaines informations. Cet aspect ne représente en réalité que la pointe émergée de l’iceberg, car il n’intervient qu’en toute fin de processus. Ce n’est donc pas tant le produit des cliniques juridiques qui a de l’importance, mais la collaboration instaurée en vue d’atteindre ce but commun pour tous-tes les participant-e-s14.

Etudiant-e-s

Ce processus collaboratif vers un but commun permet également aux étudiant-e-s de s’extraire de la position passive dans laquelle ils-elles se trouvent généralement durant leur formation universitaire, pour endosser un rôle actif15.

Selon l’expérience de la Law Clinic sur les droits des personnes vulnérables, les premières rencontres entre les étudiant-e-s et les personnes concernées constituent un moment clé. S’ensuit alors une sensation d’appartenance chez les étudiant-e-s, qui s’identifient à la thématique et voient naitre la volonté de collaborer avec les personnes rencontrées. Il s’agit alors pour l’équipe d’enseignement d’encourager cet élan, tout en soulignant que les personnes concernées restent les principales spécialistes. En effet, un positionnement adéquat requiert une attention constante et des séances de discussions régulières avec les étudiant-e-s16, notamment afin d’éviter de se placer en sauveurs-euses dans le schéma de « sauvages, victimes et sauveurs » tant dénoncé dans le domaine des droits humains17.

La prise directe avec la réalité, la sensation d’être utile et la volonté de donner des réponses justes et précises représentent des éléments régulièrement évoqués par les étudiant-e-s pour expliquer leur engagement en termes de temps et d’énergie dans le projet clinique. Si cet investissement n’est pas toujours rétribué de manière proportionnelle en termes de crédits ECTS18, il est source de développement de compétences spécifiques et permet aux étudiant-e-s de mûrir, d’un point de vue académique, professionnel, mais aussi personnel.

Premièrement, l’approche pluridisciplinaire et transversale de la recherche clinique nécessite de s’approprier la matière et d’envisager les questions posées sous plusieurs angles juridiques. Par exemple, la question de savoir si les parents d’un-e enfant peuvent s’opposer à ce que le thème LGBT soit abordé à l’école requiert une analyse en droit civil, en droit public et sous l’angle des droits fondamentaux. Souvent, les réponses aux questions posées doivent être construites et adaptées à partir de questions similaires, de raisonnements par analogie et d’examens de compatibilité entre le droit applicable au niveau national et les droits humains. Les étudiant-e-s gagnent alors en indépendance et en autonomie dans la réflexion et dans la construction de raisonnements juridiques, et réalisent que les « vérités » juridiques auxquelles ils-elles sont généralement exposé-e-s dans les facultés de droit peuvent être remises en question19.

Les étudiant-e-s prennent ainsi progressivement de l’assurance, et réalisent qu’ils-elles sont à même de se positionner comme des spécialistes juridiques sur certaines questions. D’une part, ils-elles osent présenter leurs propres arguments et raisonnements à des praticien-ne-s dont ils-elles absorbaient les explications sans remise en question quelques mois plus tôt. D’autre part, on assiste à un renversement épistémique : au terme de leurs recherches, les étudiant-e-s sont à même de transmettre des réponses juridiques aux personnes concernées avec lesquelles ils-elles ont collaboré, à partir des connaissances pratiques transmises tout au long du processus.

Finalement, les cliniques juridiques permettent de créer un espace où les hiérarchies habituellement en place dans le monde universitaire se voient remises en question. La nécessité d’un travail rapproché entre les étudiant-e-s et l’équipe d’enseignement pour atteindre un résultat optimal tend en effet à créer un rapport horizontal et collaboratif, ce qui tend à responsabiliser les étudiant-e-s et à mettre en valeur leurs compétences en tant qu’individus.

Equipe d’enseignement

Finalement, dans une démarche non-hiérarchique et participative, c’est également l’équipe d’enseignement des cliniques juridiques qui bénéficie d’une certaine forme d’empowerment.

Au même titre que les étudiant-e-s, l’équipe se forme à des thématiques qu’elle ne connait que partiellement, en recevant le savoir pratique des personnes qu’elle rencontre. Elle découvre ainsi une partie de la matière au même rythme que les étudiant-e-s, et doit faire preuve d’une capacité d’adaptation importante en fonction de l’évolution des besoins de chacun-e.

De plus, la dimension humaine de l’encadrement est particulièrement importante dans le cadre d’une clinique, et vient s’ajouter à gestion académique de l’enseignement. En effet, les relations interpersonnelles sont fortes dans le cadre d’un projet exigeant un investissement conséquent et un travail d’équipe. A cela s’ajoutent la lourdeur de certains thèmes abordés et de certains témoignages. La charge émotionnelle doit ainsi être gérée, dans le groupe et individuellement, tant pour les étudiant-e-s que pour l’équipe.

Certaines cliniques juridiques, à l’instar de la Law Clinic de l’Université de Genève, fonctionnent sur un modèle horizontal au niveau de l’équipe d’enseignement également20. Cette organisation donne l’occasion à des doctorant-e-s d’assumer des tâches et des responsabilités qui sont normalement l’apanage des rangs plus élevés de la hiérarchie académique. Ce modèle leur octroie une liberté et une responsabilité importante dans le choix des thèmes, du format et de l’organisation, ainsi que dans la mise en œuvre de l’enseignement. Certaines difficultés peuvent toutefois émerger de cette distension entre les responsabilités et le niveau hiérarchique, notamment lorsqu’il s’agit d’émettre des propositions ou de défendre des points de vue ou des positions au sein de l’Université.

Limites et risques inhérents à l’approche

Si les cliniques juridiques permettent de faciliter l’accès au droit et participent à renforcer les capacités de tous-tes les acteurs-trices impliqué-e-s, elles sont également confrontées à certains obstacles extrinsèques et risques intrinsèques liés à ce type d’approche. En effet, en raison de la double exigence de qualité pédagogique et de qualité des services proposés, accompagnée des ressources souvent limitées dont elles disposent, les cliniques font parfois face à des difficultés dans la mise en œuvre des principes énoncés ci-dessus.

Suivi et évaluation d’impact

La nécessité d’inscrire les programmes d’empowerment dans le long terme est un élément fréquemment relevé par la recherche relative à ce type d’approche, puisque leurs effets ne commencent à voir le jour qu’après un certain temps21.

Or, les exigences d’un programme composé d’une dimension pédagogique – l’enseignement d’une méthodologie et de compétences juridiques au groupe d’étudiant-e-s – et d’une dimension pratique – la distribution d’informations juridiques et pratiques au groupe de personnes concernées par les recherches – implique que la thématique étudiée change régulièrement. En effet, une fois les recherches terminées sur un ensemble de questions, l’enseignement ne reste intéressant et inédit que si de nouvelles questions sont soulevées. Ce roulement dans les thématiques abordées implique inévitablement que les sujets des années précédentes ne fassent plus l’objet d’une mobilisation aussi importante lorsque la thématique suivante est abordée. Plus les années passent, plus les thèmes abordés par la clinique sont nombreux, alors que les ressources en termes de temps et d’énergie disponibles pour le suivi restent identique. De plus, les ancien-e-s clinicien-ne-s quittent progressivement l’Université pour débuter leur vie professionnelle, et ont ainsi moins de temps à disposition pour rester mobilisé-e-s. Par conséquent, le suivi dans le temps des informations distribuées s’essouffle rapidement, ce qui peut s’avérer problématique puisqu’un travail sur le long terme s’impose pour produire des effets sur les personnes concernées.

De possibles problèmes de mise en œuvre peuvent également émerger, sans que la clinique ne soit en mesure d’assurer le suivi et de gérer les conséquences inattendues de la mise à disposition de certaines informations: par exemple, il semblerait que le niveau de tension entre les personnes « rom » et la police genevoise ait escaladé suite à la publication de la brochure sur les droits des personnes « rom » en situation précaire à Genève, car ces dernières ont affirmé plus clairement leurs droits et ont opposé plus de résistance lors de contrôle de police. La brochure soulignait en effet que certaines pratiques policières, telles que le fait de détruire les biens personnels entreposés sur le domaine public, étaient illégales.

De plus, l’impact réel des actions entreprises par les programmes d’empowerment est difficile à évaluer, car ces derniers reposent sur des éléments peu mesurables d’un point de vue quantitatif ou qualitatif22. Les cliniques juridiques ne font pas exception à ce constat et manquent de données quant aux réelles conséquences de leurs actions, particulièrement lorsqu’elles prennent la forme de « Know Your Rights Law Clinic » ou proposent des services de Street Law. Les effets des cliniques proposant des consultations juridiques individuelles sont en effet plus facilement identifiables, puisque ces dernières permettent d’orienter les personnes qui les consultent vers la solution la plus appropriée à leur situation et leur permettent ainsi d’agir dans leur meilleur intérêt. Au contraire, les effets d’informations juridiques telles que celles proposées par la Law Clinic sur les droits des personnes vulnérables de l’Université de Genève sont plus complexes à déterminer, car elles visent un impact tant collectif qu’individuel.

Goodwin et Maru, remettent en question la conclusion selon laquelle les impacts des programmes d’empowerment sont difficilement mesurables23, suite à une recherche ayant permis d’analyser les effets de deux cents programmes24. Ils proposent ainsi une méthode d’évaluation basée sur les résultats produits : une meilleure connaissance de leurs droits par les personnes appartenant au groupe cible, ainsi qu’une propension plus haute à agir sur la base de ces droits, apparaissent comme les deux types d’impacts les plus souvent observés. Il serait ainsi intéressant de mener de telles études d’impact dans le cadre de l’activité clinique, mais cette démarche nécessiterait des ressources supplémentaires, qui ne constituent généralement pas la priorité dans le fonctionnement des cliniques juridiques, souvent limitées dans leurs moyens25.

Finalement, comme indiqué plus haut, le format dans lequel l’information juridique est présentée requiert un calibrage précis pour ne pas manquer sa cible. Le risque encouru dans le cas d’un choix inadapté de moyen de transmission serait alors de ne pas s’adresser directement au public cible, mais plutôt de fournir des informations juridiques aux professionnel-le-s accompagnant ces personnes. S’il ne s’agit pas en soit d’un échec – puisque l’information bénéficie tout de même de manière indirecte à ses destinataires – un-e intermédiaire supplémentaire intervient dans l’accès à l’information, ce qui s’avère incohérent avec l’objectif d’autonomie du groupe visé. La Law Clinic sur les droits des personnes vulnérables s’interroge chaque année sur l’impact réel de ses brochures et sur leur réception et compréhension par les personnes concernées. Par exemple, la brochure adressée aux femmes sans statut légal à Genève, disponible pendant trois ans en langue française uniquement, s’est révélée un outil utile aux travailleurs-euses sociaux-ales, mais peu accessible aux femmes auxquelles elle s’adressait. Il sera donc intéressant d’évaluer prochainement si la publication de la brochure en anglais et en espagnol permet de rectifier la situation, ou si une re-conception plus radicale du moyen de transmission est nécessaire.

Positionnement des acteurs-trices

Dans le cadre d’actions participatives telles que celles des cliniques juridiques, la place et le positionnement de chacun-e représente un élément délicat. A cela s’ajoute le positionnement spécifique de la clinique vis-à-vis de l’extérieur, notamment dans ses relations avec ses partenaires.

Tout d’abord, comme évoqué plus haut, les étudiant-e-s ont parfois tendance à s’identifier aux personnes rencontrées ainsi qu’à la thématique, et à s’engager sans bornes dans le projet clinique, parfois sans se rendre compte de l’implication émotionnelle d’un tel investissement26. Découvrant fraichement une thématique, ils-elles tendent parfois à oublier qu’ils-elles ne sont pas personnellement concerné-e-s, ou que leur souhait de réformer une situation peut parfois heurter les personnes concernées. En effet, lorsque des personnes fraichement familiarisées avec un sujet semblent se l’approprier sans considération pour les actions entreprises jusqu’alors, un risque d’agacement existe chez les personnes concernées, engagées sur le sujet depuis plus longtemps.

La question de la légitimité pour s’exprimer et mener des recherches sur une thématique sensible peut également s’avérer épineuse. Tout d’abord, la difficulté pour une clinique à se voir reconnaître comme une alliée par les personnes concernées ne doit pas être sous-estimée. En effet, le simple fait que les personnes appartenant à la clinique ne soient pas eux-elles-mêmes concerné-e-s par la thématique les place dans une position privilégiée, qui emporte un problème épistémologique en limitant leur compréhension de l’ensemble des enjeux27. Cette situation représente ainsi un risque que les clinicien-ne-s s’expriment à la place des personnes concernées et qu’ils-elles ne répliquant des hiérarchies et des structures de pouvoir existantes. Malgré la collaboration constante avec les personnes concernées, le risque pour les cliniques de reproduire certaines échelles de priorités et de valeurs est important, qu’il s’agisse du choix même de la thématique ou de la manière de l’aborder28.

Ensuite, la limite entre ce qui constitue une action d’information ou de plaidoyer et une action militante est parfois floue, puisque l’objectif de certaines cliniques est également de souligner les manquements des autorités et les lacunes de la loi. Par exemple, la brochure sur les droits des personnes LGBT indique que le consentement du donneur de sperme n’est pas nécessaire pour l’adoption d’un enfant, alors que les autorités font souvent pression sur la mère pour qu’elle obtienne ce consentement. Ainsi, la frontière n’est pas toujours clairement délimitée entre le rôle des cliniques, qui effectuent ce travail juridique d’identification des irrégularités juridiques, mais se doivent de maintenir une certaine neutralité académique, et le rôle des associations, qui relayent l’information et font pression sur les autorités pour rétablir une situation conforme au droit. L’étroite collaboration entre les cliniques et les personnes concernées, qui représente un élément clé de la pertinence de l’action des cliniques, peut en ce sens participer à renforcer ce flou. Un repositionnement constant est ainsi nécessaire de la part des cliniques pour ne pas empiéter sur le rôle des autres acteurs-trices29.

A cela s’ajoute le fait que les étudiant-e-s ont parfois de la peine à opérer une distinction entre les réponses qu’ils-elles souhaitent pouvoir apporter et les réponses qui s’imposent selon l’état actuel du droit30. La difficulté des étudiant-e-s à présenter une réalité juridique insatisfaisante pour les personnes concernées est un élément qui mérite une attention particulière toute au long du processus clinique, car la qualité de l’information requiert précisément de présenter le droit tel qu’il est, avec ses lacunes et les insatisfactions qu’il engendre.

Finalement, si les cliniques juridiques se prévalent de fonctionner sur un modèle horizontal et participatif, elles reproduisent tout de même une sorte de hiérarchie, tant parmi les étudiant-e-s qui y participent que parmi les personnes concernées avec lesquelles ils-elles collaborent31. En effet, certaines cliniques, dont la Law Clinic sur les droits des personnes vulnérables, sélectionnent les étudiant-e-s sur dossiers de candidature, et favorisent ainsi les personnes ayant eu l’occasion d’étoffer leur CV par des expériences associatives et extracurriculaires qui sont plus facilement accessibles pour les étudiant-e-s issus de milieux favorisés32. De plus, le choix des personnes avec lesquelles les cliniques collaborent peut également reproduire un système de valeur, puisqu’elles ont tendance à préférer des interlocuteurs-trices avec lesquel-le-s le dialogue est aisé, à savoir par exemple les personnes dont le niveau de français est élevé.

La question la plus difficile se pose alors : comment atteindre « les plus vulnérables des vulnérables »33 ?

Conclusion

L’enseignement clinique représente une méthode active et participative d’approcher le droit. La mise en réseau de divers acteurs-trices et la résilience ainsi créée sont en effet particulièrement intéressantes dans des perspectives non seulement académiques et pédagogiques, mais également en raison de leurs conséquences pratiques sur la situation juridique et sociale des personnes concernées.

Cette démarche d’enseignement implique toutefois une remise en question et des réflexions perpétuelles sur les messages transmis, qu’ils soient volontaires ou involontaires, implicites ou explicites. Les risques inhérents à la démarche cliniques ont ainsi été mis en lumière dans la présente contribution : d’abord, le risque de perpétuer, à un certain degré, une approche « top down » dans l’enseignement et dans la collaboration avec les personnes concernées. Ensuite, le risque d’aborder les questions de manière paternaliste, alors que « [t]oute forme de paternalisme, d’essentialisation ou de victimisation doit être évitée lorsque l’on traite de la vulnérabilité en droit »34. Or, la volonté affichée par les cliniques juridiques de défendre une forme de justice sociale35 implique précisément de rechercher et d’inclure les voix de ceux-celles qui n’ont pas l’occasion de les exprimer devant les institutions classiques en charge de l’application et de la création du droit36

Notes

  1. Jean-Michel Baudouin, Janette Friedrich, « Théories de l’action et éducation», De Boeck Supérieur, 2001,
    pp. 13-14.
  2. Romain Ollard, Amarande Baumgartner, « Cliniques juridiques et démultiplications des rôles de l’université », Revue des Cliniques Juridiques, vol. 1, 2017.
  3. Le terme « empowerment » sera préféré à celui « d’autonomisation » dans la présente contribution.
  4. Ruth Alsop, « Empowerment in Practice – From Analysis to Implementation », World Bank 2007.
  5. Pour plus d’informations sur la Law Clinic sur les droits des personnes vulnérables, voir l’adresse suivante : https://www.unige.ch/droit/lawclinic/. Les brochures sur les droits des personnes « rom » en situation précaire à Genève, sur les droits des femmes sans statut légal à Genève, sur les droits des personnes en détention provisoire à la prison de Champ-Dollon et sur les droits des personnes LGBT peuvent y être téléchargées au format PDF.
  6. Sur la vulnérabilité en droit, voir Frédérique Cohet Cordey (dir.), Vulnérabilité et droit, développement de la vulnérabilité et ses enjeux en droit, PUG, 2000; Frédéric Rouvière (dir.), Le droit à l’épreuve de la vulnérabilité, Bruylant, 2011; Laurence Burgorgue-Larsen (dir.), La vulnérabilité saisie par les juges en Europe, Pedone, 2014.
  7. Anne-Lise Purkey, « A Dignified Approach: Legal Empowerment and Justice for Human Rights Violations in Protracted Refugee Situations », Journal of Refugee Studies, vol. 27, 2013, p. 278.
  8. William Ninacs, Empowerment et intervention, Les Presses de l’Université Laval, 2009.
  9. William Ninacs, Types et processus d’empowerment dans les initiatives de développement économique communautaire au Québec, Les Presses de l’Université Laval, 2002.
  10. Ces éléments relèvent d’une forme spécifique d’empowerment : le « legal empowerment », à savoir un processus à travers duquel des personnes exclues du système juridique deviennent capables d’utiliser la loi, le système légal et les services juridiques pour protéger leurs droits et améliorer leur situation en tant que citoyen-ne-s et acteurs-trices économiques. Anne Goodwin, Vivek Maru, « What Do We Know about Legal Empowerment – Mapping the Evidence », Hague Journal on the Rule of Law, vol. 9, 2017, p. 159.
  11. Dans une perspective postcoloniale, un parallèle peut être établi avec la volonté des pouvoirs coloniaux d’organiser les sociétés colonisées en fonctions de catégories rigides compréhensibles pour leurs propres systèmes de valeur, sans tenir compte des besoins et de la fluidité des systèmes en place. Voir notamment à ce sujet : Kirti Singh, « Obstacles to Women’s Rights in India », Human Rights of Women: National and International Perspectives, Rebecca Cook (dir.), University of Pennsylvania Press, p. 380.
  12. Anne Goodwin, Vivek Maru, « What Do We Know about Legal Empowerment – Mapping the Evidence », Hague Journal on the Rule of Law, vol. 9, 2017, p.180.
  13. Rectorat de l’Université de Genève, « Communiqué de presse », 7 mai 2018. Disponible à l’adresse : [http://unige.ch/presse/static/eflyer/Eflyer_UNIGE_DiversiteEgalite.html]
  14. A ce sujet, Lefort et Carron soulignent le fait que certaines personnes « rom » ont relevés s’être senties considérées après être venues à l’Université pour une séance d’informations sur leurs droits. Olivia Le Fort Mastrota, Djemila Carron, « L’enseignement clinique du droit à Genève – l’exemple de la Law Clinic sur les droits des personnes vulnérables », Jusletter, 2013, p. 15. Voir aussi Stephen Golub, « Beyond Rule of Law Orthodoxy – The Legal Empowerment Alternative », Rule of Law Series – Democracy and Rule of Law Project, vol. 41, 2003, p. 4.
  15. Stephen Golub, « Beyond Rule of Law Orthodoxy – The Legal Empowerment Alternative », Rule of Law Series – Democracy and Rule of Law Project, vol. 41, 2003, p. 36. Voir aussi Franck S. Bloch, « Access to Justice and the Global Clinical Movement », Washington University Journal of Law and Policy, vol. 28, 2008,
    p. 111.
  16. La question du positionnement de chacun-e des acteurs-trices sera évoquée ci-dessous (pp. 7-9).
  17. Makau Mutua, « Savages, Victims and Saviours – The Metaphor of Human Rights », Harvard International Law Journal, vol. 42, 2001, pp. 201-209. Ce concept est particulièrement important en études postcoloniales, doit également être pris en compte dans le contexte des cliniques juridiques.
  18. Olivia Le Fort Mastrota, Djemila Carron, « L’enseignement clinique du droit à Genève – l’exemple de la Law Clinic sur les droits des personnes vulnérables », Jusletter, 2013, p. 15.
  19. Dunkan Kennedy, Legal Education and the Reproduction of Hierarchy – A polemic against the system: A critical edition, New York University Press, 2004, pp. 32 ss.
  20. A l’Université de Genève, les deux assistantes-doctorantes, la post-doctorante et la Professeure en charge de la Law Clinic sur les droits des personnes vulnérables portent toutes le titre de « co-responsables » de l’enseignement.
  21. Stephen Golub, « Beyond Rule of Law Orthodoxy – The Legal Empowerment Alternative », Rule of Law Series – Democracy and Rule of Law Project, vol. 41, 2003, p. 38.
  22. Stephen Golub, « Beyond Rule of Law Orthodoxy – The Legal Empowerment Alternative », Rule of Law Series – Democracy and Rule of Law Project, vol. 41, 2003, p. 38.
  23. Anne Goodwin, Vivek Maru, « What Do We Know about Legal Empowerment – Mapping the Evidence », Hague Journal on the Rule of Law, vol. 9, 2017, p. 165.
  24. Stephen Golub, « Beyond Rule of Law Orthodoxy – The Legal Empowerment Alternative », Rule of Law Series – Democracy and Rule of Law Project, vol. 41, 2003, pp. 175 ss.
  25. Si l’enseignement clinique du droit est de mieux en mieux reconnu en Europe de l’Ouest, il n’en reste pas moins que les cliniques peinent encore à se voir reconnues par les universités et à obtenir les ressources nécessaires pour leur fonctionnement. Olivia Le Fort Mastrota, Djemila Carron, « L’enseignement clinique du droit à Genève – l’exemple de la Law Clinic sur les droits des personnes vulnérables », Jusletter, 2013, p. 3.
  26. La dimension émotionnelle d’un tel projet est décrite de manière intéressante par Quigley. William Quigley, « Letter to a Law Student Interested in Social Justice », DePaul Journal for Social Justice, vol. 1, 2007, p. 8.
  27. William Quigley, « Letter to a Law Student Interested in Social Justice », DePaul Journal for Social Justice, vol. 1, 2007, p. 21.
  28. Ainsi, en sélectionnant leurs thématiques, les cliniques contribuent à déterminer quels sujets « méritent » ou non une attention particulière.
  29. Goodwin et Maru excluent d’ailleurs du champ de leurs recherches sur l’empowerment les actions menées par des institutions, et se concentrent uniquement sur les actions de la société civile. Anne Goodwin, Vivek Maru, « What Do We Know about Legal Empowerment – Mapping the Evidence », Hague Journal on the Rule of Law, vol. 9, 2017, p. 160.
  30. Quigley souligne l’importante de ne pas confondre droit et justice. William Quigley, « Letter to a Law Student Interested in Social Justice », DePaul Journal for Social Justice, vol. 1, 2007, p. 15.
  31. Stephen Golub, « Beyond Rule of Law Orthodoxy – The Legal Empowerment Alternative », Rule of Law Series – Democracy and Rule of Law Project, vol. 41, 2003, p. 40.
  32. Notons d’ailleurs que le simple fait d’évoluer au sein de facultés de droit signifie que les cliniques juridiques regroupent des étudiant-e-s généralement plutôt favorisé-e-s. Au sujet de la répartition des classes sociales dans le milieu universitaire, voir notamment Didier Eribon, Retour à Reims, Flammarion, 2010.
  33. Golub parle de « reaching the poorest of the poor ». Stephen Golub, « Beyond Rule of Law Orthodoxy – The Legal Empowerment Alternative », Rule of Law Series – Democracy and Rule of Law Project, vol. 41, 2003, p. 40.
  34. Olivia Le Fort Mastrota, Djemila Carron, « L’enseignement clinique du droit à Genève – l’exemple de la Law Clinic sur les droits des personnes vulnérables », Jusletter, 2013, p. 16.
  35. Franck S. Bloch, « Access to Justice and the Global Clinical Movement », Washington University Journal of Law and Policy, vol. 28, 2008, p. 115.
  36. William Quigley, « Letter to a Law Student Interested in Social Justice », DePaul Journal for Social Justice, vol. 1, 2007, pp. 14 et 17.