Revue Cliniques Juridiques > Volume 5 - 2021

Entretien avec Janaína Gomes, Coordinatrice Pédagogique de la Clinique des Droits de l’Humains Luiz Gama (2014-2021)

Nous remercions Mme Merita Mustafa, BLaw, pour sa traduction de l’entretien.

Vous êtes codirectrice de la Clinique juridique Luiz Gama, qui porte le nom du célèbre abolitionniste brésilien. Peut-être pourriez-vous commencer par décrire brièvement le contexte de votre clinique, et le rôle que la place de Sao Paulo dans laquelle se trouve la faculté de droit a joué dans la formation de votre environnement clinique.

Janaína Gomes : La clinique sur les droits de l’homme Luiz Gama a été nommée en hommage à Luiz Gama, notre plus grand avocat afro-américain, un avocat anti-esclavagiste, un intellectuel abolitionniste et un poète, qui n’avait aucune formation juridique formelle et qui a plaidé dans les salles d’audience et a réussi à libérer de nombreux esclaves dans notre pays. C’était un homme brillant et en 1850, il a essayé d’entrer dans la faculté de droit de l’école de droit Largo São Francisco, notre université. Il n’a pas été officiellement admis en tant qu’étudiant, car il était noir et pauvre, mais il est resté dans les couloirs de l’université, a fréquenté la bibliothèque et de nombreux cours en tant qu’auditeur, où il a pu élargir ses connaissances déjà étendues en droit. Il n’a pas pu intégrer officiellement cette université, et la faculté de droit Largo São Francisco porte cette dette. Ce n’est qu’en 2016 qu’il a été reconnu comme avocat par notre barreau national, et après de nombreux hommages posthumes, il a finalement reçu un diplôme honorifique de notre Université de São Paulo en 2021.

C’est une histoire qu’il est important de raconter, car elle illustre également ce en quoi nous croyons et ce que nous pratiquons dans notre clinique des droits de l’homme : donner une voix aux personnes réduites au silence, en particulier dans les salles d’audience.

Étudier à l’école de droit Largo São Francisco, c’est faire face aux inégalités et aux injustices tous les jours. Pas seulement à cause de l’histoire de Luiz Gama dans notre école. La faculté de droit de l’université de São Paulo est un bâtiment traditionnel du centre-ville de São Paulo, où l’on trouve les tribunaux et les juges les plus puissants, sur les mêmes places où vivent et dorment chaque jour les 20 000 sans-abri que compte la ville de São Paulo. Les inégalités à São Paulo sont épouvantables, tout comme le silence de nos institutions, surtout lorsque nous avons remarqué que l’inégalité n’est pas un sujet principal dans nos écoles de droit. 

C’est pourquoi, en 2009, des étudiants et étudiantes ont décidé de créer une clinique juridique sur les droits de l’homme, et ont voulu non seulement rendre hommage à Luiz Gama, mais également permettre une étude des droits de l’homme se basant sur une approche théorique et pédagogique différente.

Votre clinique juridique travaille avec les sans-abris depuis 2009. Comment avez-vous choisi ce thème ? Pourquoi avez-vous choisi de travailler sur un sujet en particulier, et quels en sont les avantages et les inconvénients ?

JG : En 2009, le conseil d’administration de notre université travaillait activement à « nettoyer » la place où se trouve l’université des sans-abris. Le malaise dû à l’absence de débat et d’approche thématique de la question dans notre faculté de droit a incité les étudiants et étudiantes à opter pour cette thématique, qui est restée la même depuis toutes ces années, en changeant parfois d’orientation.  

De mon point de vue, travailler avec un seul thème présente de nombreux avantages. Dans un monde où les changements sont rapides et les thèmes possibles multiples, il est formidable de voir comment nous devenons plus matures en tant qu’universitaires avec notre sujet de travail. Nous nous sommes spécialisé.es au fil des années, nous nous sommes articulé.es avec différents partenaires et nous sommes en train de consolider notre Clinique comme une référence dans ce domaine des politiques publiques locales, ce qui nous honore beaucoup. De plus, le thème est vaste et complexe, et il est difficile d’aborder toutes ses perspectives. S’il est possible de penser à un inconvénient, je comprends que les étudiants et étudiantes puissent souvent penser que le thème est « très spécifique » et cherchent donc à rejoindre des groupes avec d’autres thèmes. Nous soulignons que dans notre université, il existe des dizaines de groupes d’action spécifiques (qui n’utilisent pas nécessairement la méthode clinique) dans lesquels les étudiants et étudiantes ont la liberté d’agir et qui se forment de merveilleux espaces pour leur développement.

Vous avez mentionné le pédagogue et auteur brésilien Paulo Freire comme une inspiration majeure de votre clinique. De quelle manière ses enseignements ont-ils façonné vos méthodes cliniques et votre pédagogie ?

JG : Tout d’abord, Paulo Freire est notre bibliographie de base. Nous utilisons son œuvre notamment pour promouvoir la réflexion et le développement de la conscience de soi des étudiants. Pourquoi sommes-nous si habitué.es (et même désireux.euses) aux formes passives de production de connaissances, comme les cours magistraux et la mémorisation de lois et de textes ? Pour nous, l’enseignement clinique est une question de liberté et de responsabilité, et les écrits de Paulo Freire nous permettent sans aucun doute de produire ces réflexions chez les étudiants et étudiantes, et à travers ces réflexions, de construire notre pratique clinique. Deuxièmement, la perspective de Freire sur l’éducation est très empirique, très empathique, liée à l’écoute et à l’apprentissage de ce qui fait sens pour l’étudiant.e. Qu’est-ce qui aurait plus de sens que d’étudier les violations des droits des gens de la rue qui se produisent sous nos yeux, quotidiennement, dans les rues où nous étudions ? Notre première action en tant que clinique des droits de l’homme a été un projet primé consistant à écouter les sans-abris et, par cette action, les aider à obtenir leurs droits, surtout le droit d’être entendu et d’être compris comme des personnes qui méritent leurs droits. Faire de l' »écoute » une condition du travail d’avocat.e et un droit pour des personnes qui sont à peine considérées dans notre société est pour nous un changement de paradigme, uniquement possible grâce au travail de Paulo Freire.

Un aspect important de votre pédagogie semble être centré sur l’enthousiasme et le plaisir en classe. Pourquoi en est-il ainsi ? Comment le proposez-vous concrètement ? 

JG : Avoir une pratique pédagogique enthousiaste est un défi (surtout en période de COVID). Pour bell hooks, il est nécessaire de  » déconstruire légèrement la notion traditionnelle selon laquelle l’enseignant.e est la seule personne responsable de la dynamique dans la classe  » et que  » la vision constante de la classe comme un environnement communautaire augmente la probabilité d’un effort collectif pour créer et maintenir une communauté d’apprentissage  » (2017, p.18). Notre pratique est basée sur le partage de cette responsabilité de créer une communauté et, de mon point de vue, surtout basée sur le développement de liens affectifs les un.es avec les autres. Il ne s’agit pas d’une classe ordinaire avec de nombreuses personnes qui ne se connaissent pas et qui apprennent quelque chose d’un.e enseignant.e. C’est un groupe de personnes qui ont un but, qui partagent des idéaux et des idées et qui veulent promouvoir un projet ensemble. En outre, aider à gérer le sujet et aussi les relations prend du temps, mais fait que notre groupe devient plus grand et plus fort chaque année. Beaucoup de nos étudiants et étudiantes continuent à collaborer à nos projets et développent une trajectoire professionnelle en tant que spécialiste des droits de l’homme, ce qui, pour nous, témoigne de notre succès en tant que projet de clinique juridique.

Développer des projets basés sur les étudiants et étudiantes fait partie de cette pratique. Ils proposent différentes idées, et nos coordinateurs.trices travaillent en dialogue avec eux. En 2017, un autre groupe de la faculté a proposé de développer un jeu sur notre thème de recherche. Nous avons adhéré à l’idée et moi, en tant que fan de jeux, j’ai également introduit cette pratique même dans des espaces de classe plus traditionnels. 

La dernière édition du jeu développé est un jeu de rôle, qui permet aux joueurs et joueuses, en tant que groupe, de suivre les étapes d’une femme enceinte de 22 ans sans domicile fixe. Les cas que nous traitons dans le contexte brésilien sont, en résumé, l’annulation des droits parentaux des enfants nés de femmes considérées, pour diverses raisons, comme indignes ou incapables d’exercer la maternité. Ces raisons sont principalement liées à la pauvreté, à la santé mentale, à la toxicomanie et au sans-abrisme. Et notre jeu reflète tout cela. Le jeu est composé de cartes, qui peuvent également être consultées en ligne, et commence par la lecture d’un texte initial dans lequel les participants apprennent à connaître la protagoniste de l’histoire et la situation qu’elle vit (grossesse dans la rue). Ensuite, les participants.es peuvent choisir, à la fin de la lecture, parmi les alternatives proposées, ce que la personne va choisir, par exemple : si elle choisit de demander de l’aide dans un hôpital ou si elle préfère rester dans la rue parce qu’elle a peur de perdre son bébé. Il y a de bonnes raisons pour les deux choix, et chaque participant.e peut faire valoir ses arguments et ses choix, et cette expérience permet une discussion théorique et pratique des cas, et une perception plus empathique de la vie de ces femmes. L’utilisation de ce jeu pour un thème extrêmement dense et stigmatisé permet d’observer une série de bénéfices. Une approche rapide du sujet de manière immersive, la suspension de certaines barrières concernant le sujet (par exemple, les préjugés contre les sans-abris, concernant la maternité dans une situation de pauvreté) et l’accumulation de thèmes et de contenus de manière rapide et ludique, différente de l’expérience d’une conférence ou d’un séminaire. La production du jeu par les étudiants et étudiantes de la clinique juridique pendant un semestre a favorisé une nouvelle façon de voir et de communiquer sur le thème de l’étude et du travail, ainsi que voir ce qui pourrait être un projet clinique, ce qui pourrait être développé dans notre clinique juridique. Le jeu a ensuite commencé à être utilisé dans le cadre de formations avec des agents de santé de la ville de São Paulo, ainsi que dans des conférences sur ce thème. Parmi les divers potentiels de la ludification du contenu, je souligne la construction d’un sentiment d’équipe et le potentiel pour des personnes de différents horizons – médecins, avocats.es, infirmièr.es, étudiants.es, par exemple – de commencer le jeu ensemble et de contribuer d’une manière différente, en fournissant une démarche commune, en travaillant avec les connaissances de chaque participant.e.

Mais surtout, l’idée de plaisir dans la communauté d’apprentissage clinique n’est pas basée uniquement sur le jeu. Elle a à voir avec ce sens de la communauté elle-même, l’objectif collectif à viser l’environnement non hiérarchique où chacun.e peut proposer des textes et des idées différentes.  Nous n’avons pas seulement un projet lié à l’enseignement des droits de l’homme, mais une proposition de former des gens, et d’être formés par eux, tandis que nous transformons et sommes transformés par nos étudiants et étudiantes. Je crois que cela change tout.

Dans quelle mesure ces jeux vous ont-ils aidé surmonter les difficultés de l’enseignement clinique et communautaire dans le contexte de Covid-19 ? Quelles suggestions avez-vous à faire pour éviter la simple transposition en ligne des méthodes d’enseignement  » classiques  » ?

JG : Tout d’abord, le processus d’apprentissage en ligne peut et doit proposer d’autres formes d’apprentissage et d’enseignement, et non pas seulement  » répéter  » la méthode traditionnelle en classe, ou penser que nous devons suspendre toute forme d’innovation parce que nous sommes seulement en ligne. Dans notre pratique, le jeu a été très utile pour interagir avec les étudiants et étudiantes en ligne d’une manière différente et efficace.

D’après ce que nous avons vécu cette année d’enseignement en ligne, nous pensons que, bien que de nombreux espaces dans lesquels nous étions en contact avec la communauté, qui est notre base, aient été fermés, l’élargissement de l’accès de ces personnes, et nos contacts plus fréquents avec elles, ont rendu nos relations avec la communauté et les mouvements sociaux plus solides et plus puissantes. Nous avons été constamment conscients des opportunités que les nouvelles situations nous apportent, et ainsi nous avons pu être dans des événements nationaux pour discuter de notre thème, nous avons élargi notre dialogue avec les médias à travers des podcasts et des articles, et cherchons à travailler directement avec le thème des personnes vivant dans la rue, en aidant le gouvernement dans cette gestion de la crise sociale liée au COVID. Relier l’apprentissage à la réalité sociale est, pour nous, la principale formule pour maintenir l’enthousiasme dans la salle de classe. Il doit y avoir un dialogue avec les étudiants et étudiantes sur la réalité sociale, qui change constamment. De notre point de vue, les cliniques juridiques ne devraient pas être transformées en une classe traditionnelle avec des textes et des pratiques stables. Sa forme malléable est sa grande force.