Revue Cliniques Juridiques > Volume 5 - 2021

Réflexions à propos de l’ouvrage « Cliniques juridiques et enseignement clinique du droit »

Contrairement à l’espace anglophone où les cliniques juridiques sont presque en terrain conquis, les cliniques juridiques dans l’espace francophone essaient de conquérir du terrain. Cette conquête se fait progressivement à travers plusieurs initiatives dont, entre autres, la production de littératures sur la question de l’enseignement clinique du droit. C’est dans cette perspective que le Réseau des Cliniques juridiques francophones a initié une revue pour encourager la publication régulière des articles autour des questions intéressant le domaine1. En plus de cette initiative du Réseau, d’autres initiatives, tant individuelles que collectives, permettent de renforcer la documentation sur les cliniques juridiques dans l’espace francophone, par d’autres types de productions. La présente réflexion n’a d’ailleurs été provoquée que grâce à cette seconde initiative puisqu’elle porte sur un nouvel ouvrage se rapportant aux cliniques juridiques. Nous commencerons par présenter brièvement l’ouvrage et son contexte (1), pour ensuite en relever les mérites (2), avant de formuler quelques critiques (3).

I. Ce qu’on sait de l’ouvrage

Cliniques juridiques et enseignement clinique du droit, voilà un titre qui convient merveilleusement bien à ce manuel, « premier de cordée » en langue française sur l’enseignement clinique du droit dans l’espace francophone2. Les auteurs de cet ouvrage (Xavier Aurey et Benjamin Pitcho), publié aux éditions LexisNexis, sont tous deux des universitaires. Leur expertise à titre de chercheurs s’enrichit d’une vaste expérience personnelle portant sur les défis auxquels l’Université fait face en termes d’innovations pédagogiques, à l’heure où la nécessité d’une prise en compte de la pratique dans la formation des étudiants en droit se fait de plus en plus urgente.

En réalité, près de deux siècles après son apparition, l’enseignement clinique continue de faire couler l’encre de nombreux théoriciens et praticiens du droit, au regard de l’innovation pédagogique qui lui est inhérente3. Seulement, et pour plusieurs raisons, dont certaines sont exposées au premier chapitre de l’ouvrage étudié et à l’accroche de la présente réflexion, cette importante littérature s’est construite et se poursuit, hors de l’espace francophone, essentiellement en langue anglaise4. Ce manuel écrit par ce binôme de chercheurs cliniciens vient donc, avant toutes autres considérations, combler le manque de textes en français (guides ou manuels) traitant de l’enseignement clinique du droit, notamment de la pédagogie clinique du droit. Il reste une réponse aux nombreux questionnements suscités dans l’espace francophone par cette belle nouveauté que constitue l’enseignement clinique du droit.

L’ouvrage est composé de six chapitres. Introduisant la réflexion par un questionnement sur le pourquoi des cliniques juridiques, le manuel traite successivement et dans un élan didactique des questions suivantes : l’émergence du mouvement clinique ; l’enseignement clinique du droit ; la création de la clinique juridique ; le fonctionnement d’une clinique juridique ; la création d’un syllabus d’enseignement clinique du droit et la réalisation de l’activité clinique. En lisant entre les lignes de ce manuel, on se rend compte que ses auteurs avaient en vue, non seulement de transmettre « l’expérience acquise » sur ces longues années de pratique, mais aussi d’aider à distinguer les structures qu’il convient d’appeler « les cliniques juridiques universitaires » d’autres organismes qui, bien qu’en présentant les apparences, ne réunissent pas toutes les conditions nécessaires à ce qualificatif. Car pour les auteurs, « s’ils portent le nom de clinique juridique, tous ces projets relèvent, non d’une approche clinique de l’enseignement du droit au contact des populations vulnérables, mais d’une adaptation de l’idée de clinique comme centre de soins médicaux à celle de clinique comme centre de ‘soins juridiques’ »5.

II. Ce que l’on retient de l’ouvrage

L’ouvrage présente plusieurs mérites qu’il convient de relever. D’abord, il constitue le premier manuel sur l’enseignement clinique dans l’espace francophone6. À ce titre, il s’impose comme un document de référence en matière de recherche sur les cliniques juridiques de l’espace francophone. Ensuite, l’ouvrage présente un certain nombre de qualités qui ne devaient pas manquer un document aussi important. En premier lieu, la clarté : la structure du manuel est d’une simplicité très bien pensée qui permet la construction progressive de l’information. Ce qui permettra à toute personne, universitaire ou non, étrangère aux questions des cliniques juridiques, mais désireuse de s’investir dans l’enseignement ou l’activité clinique, de pouvoir se retrouver sans aucune difficulté. En second lieu, vient l’accessibilité de l’information véhiculée par l’ouvrage. En effet, bien qu’il soit coécrit par deux auteurs, le style d’écriture est si bien harmonisé qu’on ne voit presque pas de variation de style d’un chapitre à un autre ou d’un paragraphe à un autre. Cela permet une lecture fluide et agréable. Tous ces éléments permettent à l’ouvrage de se suffire à lui-même quant à l’atteinte de l’un des objectifs que ces auteurs lui assignent : permettre à toute personne intéressée de monter et de gérer une clinique juridique sans difficulté. Il est donc d’une évidente utilité, « non seulement pour les cliniques en devenir mais également pour les cliniques existantes qui pourront puiser dans ce laboratoire d’idées les moyens de dynamiser cette activité essentielle à la formation des juristes, qui sera intégrée à terme dans les maquettes d’enseignement, au titre des compétences transverses »7. On peut donc deviner qu’il est destiné tant à l’usage de l’enseignant et de l’étudiant que de tout praticien du droit intéressé par l’enseignement clinique du droit.

III. Ce que l’on aurait aimé voir traité différemment

Le contenu de l’ouvrage, malgré les mérites relevés, appelle tout de même quelques réserves sur l’approche adoptée et certains angles d’analyse empruntés par ses auteurs.

La première réserve est liée à l’approche préconisée par les auteurs relativement à l’émergence des cliniques juridiques. À suivre la démarche des auteurs sur la question, on s’attendrait logiquement, au regard du soin avec lequel l’historique des cliniques juridiques a été dressé en ce qui concerne le monde occidental, à une mise en relief du développement des cliniques juridiques sur le continent africain. Curieusement, le choix des auteurs a été de ne traiter de la question, en ce qui concerne le continent africain, que de manière périphérique dans le troisième paragraphe consacré à l’émergence progressive des cliniques juridiques dans l’espace francophone. Ce choix des auteurs reste fort contestable en ce qu’il néglige l’apparition des cliniques juridiques sur le reste du continent africain, notamment dans le monde anglophone. En effet, le choix fait par les auteurs laisse penser que le mouvement clinique n’aurait touché ce continent qu’à partir des années 2000. Or, réduire l’émergence des cliniques juridiques en Afrique aux expériences francophones est restrictif. En réalité, les premiers projets cliniques sur le continent africain datent des années 1970, où le mouvement a été lancé au sein des Universités de Cape Town en Afrique du Sud, de Makerere en Ouganda, de Dar es-Salam en Tanzanie et d’Addis-Abeba en Éthiopie, bien avant la « tardive diffusion des cliniques en France »8. Cette réalité nous semble être bien connue des auteurs de l’ouvrage étudié ; il est donc un peu surprenant qu’ils n’aient pas jugé opportun d’en faire cas dans leur développement.

La seconde réserve qu’on peut apporter au manuel concerne l’exposé que ses auteurs ont fait du modèle de clinique juridique francophone, c’est-à-dire ce qui serait autorisé et ce qui ne le serait pas dans le cadre d’une clinique juridique francophone. En effet, même si les auteurs ont fait l’effort de mentionner dans leur majorité les différentes cliniques juridiques de l’espace francophone, leur approche en ce qui concerne le « périmètre » de l’activité clinique semble occulter les réalités des cliniques juridiques qui opèrent dans un environnement juridique différent de celui de la France. Ainsi, dans le manuel, on lit ce qui suit : « Dans l’espace francophone, les cliniques ne rédigent pas de courriers, n’établissent pas de recours, n’assistent pas les parties devant les juridictions et ne proposent pas leur concours pour des réunions quelconques, pas plus qu’elles ne délivrent un conseil pédagogique sur la conduite à tenir »9. Or, cette observation mérite d’être relativisée. Il nous semble qu’elle est la conséquence directe du fait qu’en France, les avocats bénéficient d’un monopole en matière de conseil juridique et que de telles limites à l’activité clinique sont nécessaires pour éviter des conflits d’intérêt. Ainsi, en dehors de la France, il ne nous semble pas pertinent d’imposer les mêmes limites aux États dont les réalités seraient différentes, c’est-à-dire où la législation ne crée pas de monopole de conseil juridique au profit d’un corps. Dans ces États, les cliniques juridiques devraient pouvoir aller au-delà des limites énumérées pour porter une véritable assistance aux personnes vulnérables, même dans la production des documents de procédure, dès lors que la législation nationale ne s’y oppose pas. D’ailleurs, la Clinique d’Expertise Juridique et Sociale (CEJUS)10 s’inscrit dans cette logique au Togo, où il n’existe pas de monopole, en matière de conseil juridique, au profit d’un corps de profession. Ainsi, dans le cadre de l’assistance gratuite qu’elle porte aux personnes vulnérables, la CEJUS va bien au-delà de l’information juridique, pour leur proposer un véritable accompagnement qui implique parfois la production de documents de procédures. Cette réalité n’a pas été prise en compte par les auteurs dans l’exposé de ce qu’est le modèle de clinique juridique dans l’espace francophone. Il reste que ces éléments de réserve relevés restent mineurs et ne sauraient en aucun cas ôter à l’ouvrage son éclat et à ses auteurs le mérite d’être décorés par les acteurs cliniciens de l’espace francophone.

Notes

  1. Pour plus d’informations, voir le site de la revue [https://cliniques-juridiques.org/revue-cliniques-juridiques/].
  2. Xavier Aurey, Benjamin Pitcho, Cliniques juridiques et enseignement clinique du droit, LexisNexis, 2021.
  3. Lire à titre d’exemples, Adama Yeo, « Existe-t-il des cliniques juridiques en Côte d’Ivoire ? », Revue Cliniques juridiques, vol. 2, 2018 [https://cliniques-juridiques.org/?p=392] ; Jerome Frank, « Pourquoi pas une Ecole clinique de droit ? (1933) », Revue Cliniques juridiques, vol. 3, 2019 [https://cliniques-juridiques.org/?p=520] ; Bernard Duhaime, « La pertinence de l’approche clinique pour enseigner le droit international des droits de la personne », Revue Cliniques juridiques, vol. 1, 2017 [https://cliniques-juridiques.org/?p=299] ; Jeremy Perelman, « L’enseignement du droit en action : l’émergence des cliniques juridiques en France », Cliniques juridiques, vol. 1, 2017 [https://cliniques-juridiques.org/?p=310].
  4. Xavier Aurey, Benjamin Pitcho, Cliniques juridiques et enseignement clinique du droit, LexisNexis, 2021, p. XI.
  5. Xavier Aurey, Benjamin Pitcho, Cliniques juridiques et enseignement clinique du droit, LexisNexis, 2021, p. 32.
  6. Avant ce manuel, l’ouvrage collectif, Les cliniques juridiques (écrit sous la direction de Xavier Aurey) constitue un document de référence ; Xavier Aurey (dir.), Les cliniques juridiques, Presses universitaires de Caen, 2015.
  7. Jean-Christophe Saint-Pau, « Préface », Cliniques juridiques et enseignement clinique du droit, Xavier Aurey, Benjamin Pitcho, LexisNexis, 2021, p. XIX.
  8. Xavier Aurey, « Les origines des cliniques juridiques », Revue Cliniques juridiques, vol. 1, 2017 [https://cliniques-juridiques.org/?p=304].
  9. Xavier Aurey, Benjamin Pitcho, Cliniques juridiques et enseignement clinique du droit, LexisNexis, 2021, p. 50.
  10. Pour plus d’informations, voir le site de la CEJUS [ www.cejus.org ].