Les cliniques juridiques commencent récemment à trouver leur place dans les facultés de droit dans le monde arabe1, en général, et en Tunisie, en particulier. Elles sont assez souvent le fruit d’initiatives conjoncturelles dont le développement et la pérennité dépendent, dans une large mesure, des programmes menés par la société civile. De ce fait, ces structures n’ont pas atteint encore leur maturité et dont les expériences de mise en place restent jusque-là très peu documentées2. Même si les réflexions autour de la mise en place de telles structures au sein des facultés de droit tunisiennes remontent aux premières années suivant la Révolution de 2010-20113, la première clinique juridique à voir le jour était celle mise en place à la faculté de droit et des sciences politiques de Tunis en janvier de l’année 2018 sous le nom de « La clinique juridique d’innovation pédagogique »4 (CJIP), suivie par la clinique juridique contre les violences basées sur le genre (CJVG) mise en place à la faculté des sciences juridiques, politiques et sociales de Tunis5. Depuis, plusieurs tentatives de mise en place d’autres cliniques juridiques dans plusieurs autres facultés de droit, dont notamment le processus de mise en place des cliniques juridiques sur la migration et l’asile.
Un dénominateur commun lie les deux premières expériences dans le sens où elles suivent une logique fondatrice selon laquelle « les cliniques juridiques invitent-elles à repenser les missions traditionnellement dévolues à l’université, moins dans leur nature, qui demeurent inchangées, que dans leurs modalités d’action et, peut-être surtout, dans les destinataires du savoir diffusé »6. Ainsi, profitant de sa structure associative, la CJIP se concentrait, dès sa conception, sur la participation étudiante au traitement des dossiers des personnes qui se présentent à la Clinique sans concevoir des modules d’enseignement curriculaires en lien avec la méthode clinique ou en lien avec des domaines juridiques en particulier.
L’objectif principal observé, comme son nom l’indique, c’est l’intégration de l’approche clinique dans la faculté du droit, connu jusqu’à aujourd’hui par la prédominance du cours magistral7, intégrant ainsi une nouvelle perspective méthodologique à l’enseignement du droit. Par sa dimension symbolique, qui s’est généré à travers la création de la première clinique juridique au sein de la plus ancienne faculté de droit en Tunisie8, cette expérience, traduit, dans une certaine mesure, le rapport dialectique qui existe au sein des facultés de droit tunisiennes entre les nouvelles méthodes d’enseignement du droit et les méthodes dites classiques9.
En ce qui concerne la CJVG, elle a porté plus d’attention à l’innovation dans les domaines du droit enseignés ainsi que leur forme en focalisant sur l’ouverture de l’université sur son environnement en se rapprochant davantage des organisations de la société civile. Le fonctionnement de la clinique a suivi, lors de sa création, un modèle qui consiste à fournir aux personnes étudiantes les connaissances théoriques et pratiques nécessaires afin de comprendre les enjeux juridiques relatifs aux violences basées sur le genre en Tunisie.
Cette contribution se veut comme un retour d’expérience qui retrace les expériences les plus documentées de conception et de mise en place des cliniques juridiques au sein des facultés de droit tunisiennes. Elle couvre, dans un premier temps, la période comprise entre avril 2017 et avril 2018, période durant laquelle j’ai été chargé de coordonner la mise en place de la Clinique juridique contre les violences basées sur le genre au sein de la Faculté des sciences juridiques, politiques et sociales de Tunis. Dans un deuxième temps, cette contribution essayera de revenir, sur la période comprise entre juin 2021 et août 2022, période durant laquelle j’ai contribué à la mise en place des cliniques juridiques sur la migration et l’asile10 au sein des facultés de droit de Sousse et de Sfax.
Ne prétendant pas à l’exhaustivité, ce retour d’expérience vise à documenter deux processus de mise en place de certaines cliniques juridiques qui restent malheureusement très peu documentées. Ainsi, malgré l’insuffisance des sources qui documentent ces différentes expériences, j’ai jugé que cette contribution, qui a l’expérience personnelle comme source principale, pourrait être d’une utilité pour la documentation des différents efforts entrepris dans le cadre de la conception et la mise en place des cliniques juridiques en Tunisie. Un regard analytique et parfois critique sera aussi donné à ces expériences, et ce, en les situant tantôt dans la structure universitaire, et ce, en tant qu’un agent d’innovation et de transformation11 de l’enseignement du droit et de la place de l’Université, tantôt dans leur contexte politique, dans le sens où ces structures fortement liées aux organisations de la société civile, se trouvent aujourd’hui confrontées à un contexte sociopolitique, liberticide, instable12 et différent du contexte durant lequel elles ont été conçues (I). Cette situation pourrait, dans une certaine mesure, menacer le développement des cliniques juridiques, leur autonomisation et leur impact sur l’environnement universitaire et l’enseignement du droit mettant ainsi en cause les efforts déployés lors de leur mise en place (II).
Un contexte favorable à la mise en place des cliniques juridiques universitaires
La transition politique tunisienne a constitué un espace d’ouverture et de liberté tant pour la société civile tant pour les acteurs universitaires. La liberté académique a pris une nouvelle dimension et permis l’ouverture des facultés du droit sur leur environnement (A). Cette ouverture a permis aux organisations de la société civile et les organismes contribuant dans le champ de la coopération technique d’effectuer les démarches en vue de la mise en place des cliniques juridiques universitaires (B).
Un contexte politique et social favorisant l’ouverture des facultés de droit
En Tunisie, la dictature a fortement contribué à l’isolement des institutions, y compris les facultés de droit. Longtemps considérées comme des sanctuaires où se transmet une des formations réservées aux catégories privilégiées de la société tunisienne et proches des cercles du pouvoir13, les études de droit contribuaient, dans une grande mesure, à sauvegarder le statu quo politique en formant des juristes au service du régime et des intérêts du régime et des classes sociales privilégiées.
L’ouverture des institutions publiques sur leur environnement politique et social constituait l’un des retombés de la Révolution de 2010-2011. Ceci a été aussi le cas des facultés de droit et ça pourrait être expliqué par plusieurs facteurs. Premièrement, la phase de transition politique a changé le regard sur les études supérieures en droit et en science politique. Les universités commençaient à changer de représentation, et ce, de structures scientifiques renfermées et hermétiques dont le discours est incompréhensible par une grande partie de la société, à des structures qui interagissent avec l’actualité politique et juridique en mouvement14. Ce changement opéré sur la perception que la société avait sur les facultés du droit a été suivi par un changement de perception du rôle et de l’importance de ces institutions dans la société. Ce qui fait que les études de droit deviennent de plus en plus prisées par les étudiant.e.s.
Deuxièmement, le boom qu’a connu l’espace civique lié au nombre d’associations15, la diversification des champs d’intérêts et les moyens techniques et financiers mis à leur disposition a fortement attiré les professeur.e.s ainsi que les personnes étudiantes ou diplômées des facultés du droit. Concernant les personnes professeures, mise-à-part le fait que plusieurs d’entre elles sont déjà actives au sein de la société civile tunisienne, et ce, en tant que membres ou faisant partie des bureaux dirigeant des associations, plusieurs d’entre elles étaient souvent sollicitées afin de fournir l’expertise nécessaire dans un contexte juridique en construction.
En ce qui concerne les personnes étudiantes ou diplômées, elles constituaient une des sources les plus importantes des personnes employées par les organisations de la société civile, et ce, vu l’absence durant les premières années de la transition, de formations universitaires spécialisées dans le travail des organisations de la société civile. Dans ce contexte, des liens se sont tissés entre les organisations de la société civile et les facultés de droit. Ces liens personnels et professionnels à l’origine, se transformaient en liens quasi institutionnels. Les dynamiques de réflexion sur les cliniques juridiques ont fortement bénéficié de ces liens, ce qui fait que la quasi-majorité des cliniques juridiques universitaires sont, dans leur majorité des cliniques tournées vers l’extérieur16, grâce à la contribution de la société civile.
Troisièmement, ce rapprochement entre les acteurs universitaires et associatifs a favorisé également l’ouverture des facultés de droit à des thématiques nouvelles qui se prêtent au développement des cliniques juridiques. Un intérêt de plus en plus croissant est affiché au sein des facultés de droit à des thématiques longtemps négligées et considérées comme à la marge de la formation juridique. La nouvelle dynamique de liberté insufflée par le processus transitionnel au niveau national a renforcé la liberté académique au sein des facultés tunisiennes17 et contribue à ce que des thématiques et des sujets de réflexion nouveaux commencent à trouver leur place au sein de l’enceinte universitaire. C’est le cas, par exemple, des études sur le genre et celles sur les migrations et l’asile qui ont, au début, commencé à se développer dans les établissements d’enseignement supérieur des sciences humaines et sociales puis dans les facultés de droit.
Encore marquées par une logique bureaucratique, les facultés publiques de droit ne se sont pas vraiment investies pour la mise en place des cliniques juridiques. La faiblesse des ressources et la forte dépendance au ministère chargé de l’enseignement supérieur ont été suffisamment dissuasives. L’initiative a été faite par les organisations de la société civile, notamment celles qui collaborent le plus avec des professeur.e.s favorables au développement de telles structures. On cite à titre d’exemple le rôle important joué par les professeur.e.s Sana Ben Achour18 et Wahid Ferchichi19 dans la mise en place et le développement de la Clinique juridique contre les violences basées sur le genre. La place et les liens que ces professeur.e.s ont tissé avec les organisations de la société civile et les bailleurs de fonds ont convaincu ces derniers à soutenir l’expérience.
Le rôle décisif des organisations de la société civile et les organismes de coopération technique
C’est dans ce contexte que l’initiative de la mise en place de la Clinique juridique sur les violences basées sur le genre (CJVG) a vu le jour. Cette initiative, dont la thématique était, au début, orientée vers les questions relatives à la migration et l’asile, a été propulsée, depuis 2015, à travers un partenariat reliant quatre acteurs, à savoir la faculté des sciences juridiques, politiques et sociales de Tunis, l’association Terre d’asile Tunisie20, l’association Beity21 et l’organisation Avocats sans frontières (bureau de Tunis). Il est, ainsi, important de rappeler que la réflexion autour de la mise en place des cliniques juridiques, a été initié, depuis les premières années suivants la Révolution tunisienne par ces mêmes acteurs, ce qui fait qu’ils sont déjà conscients et bien informés des démarches à entamer et des obstacles éventuels qui peuvent entraver la mise en place de la clinique.
En ce qui concerne l’objet des cliniques juridiques, il a été fixé en lien avec les thématiques sur lesquelles les organisations impliquées travaillent. Ainsi, la question des violences basées sur le genre faisait consensus entre les acteurs intervenants dans la mise en place de la CJVG, vu que c’est une thématique sur laquelle les organisations impliquées avaient, à l’époque, des projets en cours. Ce choix a été poussé par l’entrée en vigueur de nouvelles lois en lien avec la thématique notamment la loi organique n° 2016-61 du 3 août 2016 relative à la lutte contre la traite des personnes22, la loi organique n°2017-58 du 11 août 2017 relative à l’élimination de la violence à l’égard des femmes23 ainsi que la loi organique n° 2018-50 du 23 octobre 2018 relative à l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale24.
Grâce à un contexte politique pluraliste qui consacrait, en droit comme en pratique, le principe de démocratie participative, l’adoption de ces lois a été fortement poussée par les organisations de la société civile25. Le rôle de ces dernières dans la mise en œuvre de ces lois a été entériné dans les lois elles-mêmes, hissant ainsi le statut de ces organisations d’un contre pourvoir revendicateur à agent de mise en œuvre des politiques publiques. Cela est visible par exemple dans les dispositions de la loi relative à l’élimination de la violence à l’égard des femmes qui impose aux autorités gouvernementales d’assurer la coordination entre les acteurs impliqués dans la lutte contre ces violences dont notamment la société civile26 et fait participer ces dernières à la prise en charge des victimes27. Ceci est observé également dans les dispositions de la loi relative à la lutte contre la traite des personnes, notamment à travers l’obligation imposée aux autorités de « coopérer avec les organisations de la société civile et toutes les organisations en rapport avec la lutte contre la traite des personnes… »28.
Cette implication des organisations de la société civile a convaincu les partenaires techniques de les soutenir pour la mise en place des cliniques juridiques. Ainsi, en tant que partenaire technique et financier très actif en Tunisie depuis les premières années de la transition politique, l’Union européenne (EU) a alloué des ressources importantes pour soutenir les projets relatifs à l’aide légale en Tunisie29 dont les initiatives de mise en place des cliniques juridiques. Cette assistance directe de la part de l’UE a permis aux organisations de la société civile de développer leurs propres projets permettant de mettre en place et développer des initiatives de mise en place des cliniques juridiques. Dans ce sens, le soutien alloué à l’Agence belge de développement (ENABEL) a permis également la création et le développement des cliniques juridiques Migration et Asile (CJMA) dans quatre facultés de droit tunisiennes à savoir la faculté des sciences juridiques, politiques et sociales de Tunis, la faculté de droit et de science politique de Tunis, la faculté de droit de Sousse ainsi que la faculté de droit de Sfax30.
Pour la mise en place du projet « Empowerment juridique des personnes migrantes » dans lequel s’inscrit la mission de mise en place de cliniques juridiques en Tunisie, ENABEL a ouvert un appel d’offres pour le choix de sous-traitants capables de la mise en place des cliniques au sein des facultés. Malgré l’intérêt porté par certaines organisations de la société civile tunisienne à cette mission, une entreprise privée de droit belge a été sélectionnée. Ce choix qui a privilégié l’efficacité et la flexibilité pour mettre en place des cliniques juridiques peut, à notre avis, ne pas être le mieux adapté pour la mise en place des cliniques juridiques universitaires dont la conception et le développement ne peuvent être détachés de la réalité des phénomènes à l’origine de leur création.
Sur ce point, l’apport des organisations de la société civile est d’une importance majeure dans la structuration et la conception du mode de fonctionnement de ces cliniques qui doivent, en raison de leur rôle, prendre en compte la spécificité des champs politique et social en lien avec la thématique sur laquelle la clinique agit et qui nécessitent une certaine proximité des personnes ciblées. Même si l’entreprise privée a le mérite de la flexibilité de gestion des étapes et des activités, elle privilégie un processus fortement marqué par l’expertise, qui peut être parfois en dissociation avec la réalité des phénomènes locaux naturellement maîtrisés par la société civile, ce qui a affaibli l’ancrage des cliniques dans leur environnement, le processus et les activités qui seront mis en place.
La mise en place et le développement des cliniques juridiques
Les cliniques juridiques en Tunisie se sont trouvées dans un contexte mouvant. Si leur mise en place a été, grâce au contexte préexposé, le fruit d’un travail et un engagement de tous les acteurs impliqués (A), leur développement et leur autonomisation, reste cependant, conditionné par le dépassement des obstacles structurels et conjoncturels auquel la société civile et l’université sont confrontées (B).
Le processus de mise en place
Des ateliers et des rencontres périodiques auxquels plusieurs professeur.e.s et expert.e.s nationaux et internationaux ont pris part, ont guidé la mise en place des cliniques juridiques universitaires en Tunisie. Certaines personnes professeures venant de l’international31 ont été sollicitées durant ces ateliers pour éclairer les acteurs universitaires et associatifs locaux impliqués dans la réflexion aboutissant à la mise en place des différents projets de Cliniques juridiques. On estime que la contribution de ces experts internationaux a été d’une valeur ajoutée, vu l’absence d’une expérience antérieure d’une grande partie du corps professoral sur les différents aspects relatifs à la mise en place et le fonctionnement des cliniques juridiques universitaires.
Si les ateliers organisés dans le cadre de la mise en place de la CJVG concernaient dans une première étape les différents aspects relatifs à l’enseignement clinique, en prenant même en compte la vision des étudiant.e.s ayant une expérience significative au sein des cliniques juridiques32, ceux qui étaient organisés dans le cadre du processus de création des CJMA se sont focalisés surtout sur les aspects juridiques liés au phénomène migratoire et négligeant, en comparaison au processus de mise en place de la CJVG, une dimension importante au fonctionnement des cliniques juridiques à savoir la méthodologie clinique.
Les ateliers et formations organisés dans le cadre de la mise en place de ces cliniques juridiques divergeaient sur un autre point qui pourrait contribuer à la création d’un ancrage social des cliniques juridiques. L’accompagnement du processus de mise en place de la CJVG par certaines organisations de la société civile a permis à l’acteur universitaire de cerner les besoins de ces organisations et des personnes vulnérables vers lesquelles l’activité de ces organisations est orientée. Cela n’a pas été vraiment une préoccupation claire durant la conception des CJMA qui cherchaient, avant tout, la mise en place institutionnelle et physique des cliniques au sein des facultés. Cette différence de perspective, découlant, à la base, de la démarche conçue par le projet d’assistance technique par rapport à la mise en place des cliniques juridiques, nous semble avoir un impact non négligeable sur l’ancrage des cliniques juridiques dans leur environnement33.
En observant les différents modèles de cliniques juridiques qui existent jusqu’à maintenant en Tunisie, il nous semble que les réflexions sur la mise en place des CJMA ont été relativement influencées par l’expérience de la faculté de droit et des sciences politiques de Tunis dans la mise en place de la Clinique juridique pour l’innovation pédagogique (CJIP) qui concentre ses activités surtout sur le traitement des plaintes, sans pour autant offrir des modules d’enseignements cliniques.
Pourtant, quelques discussions, assez limitées en termes de temps et de profondeur concernant le modèle de gouvernance et de fonctionnement à adopter ont eu lieu durant la période de réflexion sur la mise en place de ces cliniques. Si le modèle d’enseignement intégré dans la formation universitaire a été écarté dès le début de ces discussions, c’est parce que l’intégration de tels modules dans le cursus universitaire n’est pas un objectif simple à réaliser. La dépendance organique des facultés au ministère chargé de l’enseignement supérieur fait en sorte que les modules à intégrer doivent être approuvés par ledit ministère, ce qui risque de prendre du temps et des efforts considérables, et ce, vu les règles assez rigides imposées aux facultés pour la modification des cours.
La mise en place des cliniques juridiques a suscité également certains débats puisqu’il faut, mis à part l’aspect pédagogique et institutionnel, trouver des personnes qui assureront la coordination de ces cliniques. La présence d’une personne du corps professoral d’un rang supérieur pour la coordination de la Clinique est souhaitable pour favoriser son ancrage dans le milieu universitaire. Le manque des professeur.e.s de droit au sein des facultés, qui ne cesse de s’accentuer, a fait en sorte que cette modalité n’était pas simple à remplir. C’est grâce à des professeur.e.s convaincu.e.s par l’importance de l’approche clinique au sein des universités que les cliniques juridiques commencent à fonctionner. C’est, par exemple, le cas du professeur Wahid Ferchichi dont le rôle est à souligner sur ce point. À la fois professeur et activiste au sein de la société civile, il a pu assurer, en tant que coordinateur de la CJVG, le lien avec la faculté des sciences juridiques, politiques et sociales de Tunis et la société civile, ce qui permit à enrichir, le contenu de l’enseignement clinique dispensé par la CJVG.
Finalement, un point reste encore en suspens et face auquel les facultés de droit tunisiennes adoptent une approche très prudente. C’est celui de la question relative au traitement des dossiers au sein des cliniques juridiques universitaires. Si la clinique juridique de la faculté de droit et des sciences politiques a pu donner une priorité au traitement des dossiers juridiques, c’est que sa structure a été conçue, dès le départ, pour le faire. Le fait qu’elle n’est pas institutionnellement rattachée à la faculté et prend la forme d’une association lui donne une grande liberté et une marge dans son implication dans le traitement des dossiers qui se présentent à elle. Contrairement à cette clinique, la majorité des cliniques juridiques universitaires ont choisi, jusqu’à maintenant, d’exclure totalement le traitement des dossiers et les activités connexes (réception des personnes concernées, relations avec les avocats, frais et charges liées aux dossiers, etc.) et se concentrer uniquement sur l’enseignement de cours qui comprennent certains aspects pratiques et de laisser le traitement des dossiers et leur suivi aux organisations de la société civile sur la base d’accords de partenariat.
Les perspectives de développement des cliniques juridiques universitaires
Comme on l’a déjà mentionné, la multiplication des cliniques juridiques dans les facultés tunisiennes de droit est, en quelque sorte, poussée par les acteurs de la société civile. Ce constat est, entre autres, le résultat de la démission affichée par les structures étatiques à résoudre et accompagner les phénomènes de vulnérabilité structurelle qui touchent la société aujourd’hui. Cette situation place les facultés de droit dans une situation assez particulière : elles sont poussées, à travers la multiplication des cliniques juridiques, à jouer un rôle social qui dépasse leurs capacités. Mais, si la création est un acte relativement ponctuel qui peut être maitrisé, le développement et le maintien des cliniques juridiques sont un processus qui dure dans le temps et qui est essentiellement de la responsabilité des structures universitaires plus que les acteurs de la société civile.
C’est dans ce sens que l’incapacité structurelle des facultés à gérer et à développer les cliniques juridiques fait en sorte que le cycle de vie de ces dernières dépend totalement des programmes d’assistance technique et financière mis en place par la société civile. À cela s’ajoute la menace politique qui plane sur l’espace civique aujourd’hui34 et qui peut menacer l’existence même des cliniques juridiques, vu leur dépendance aux organisations de la société civile.
Face à cette situation, une autonomisation des cliniques juridiques universitaires est à concevoir. Cette opération n’est pas simple, vu la dépendance qui lie les facultés au ministère en charge, mais aussi vu l’état de l’aide légale35 dans le pays, dominé et monopolisé par les corps professionnels, essentiellement celui des avocats. On rappelle que, selon plusieurs personnes impliquées dans les expériences citées à travers cette contribution, ce sont ces derniers qui ont été les premiers à s’opposer à la création des cliniques juridiques dans les facultés de droit, sous prétexte que ça va leur créer une concurrence et diminuer leur emprise sur le champ de l’aide légale.
C’est pour cette raison essentiellement que les cliniques juridiques universitaires n’ont jamais été très enthousiastes par rapport au traitement des dossiers des personnes qui sont orientées vers elles. Ces derniers sont généralement confiés à des avocat.e.s conventionné.e.s avec les organisations de la société civile. Ainsi, le rétrécissement de l’espace civique à travers une éventuelle limitation des financements reçus par les associations ne peut que mettre à mal le rôle joué par ces dernières dans l’aboutissement des activités des cliniques juridiques.
Pour conclure, les cliniques juridiques universitaires sont un moyen de formation assez nouveau en Tunisie, mais qui suscite de plus en plus l’intérêt des étudiant.e.s et des professeur.e.s. Les expériences de mise en place des cliniques juridiques a pu créer une certaine synergie, auparavant absente, entre les acteurs universitaires et les organisations de la société civile, à travers des professeur.e.s enagé.e.s en vue d’ouvrir les facultés de droit sur leur environnement politique et social. Cependant, même si le processus de création des cliniques a suivi une démarche réfléchie et qui se veut pérenne, le contexte politique et social, l’état de l’aide légale et la dépendance structurelle des facultés aux pouvoirs centraux ainsi qu’aux programmes d’assistance technique font des cliniques juridiques des structures fragiles et incapables de se tenir toutes seules.
Notes
- Chantal Eddé, « Cliniques juridiques universitaires, un processus en marche dans la région MENA » (15 décembre 2022) L’Orient-Le jour, en ligne [https://www.lorientlejour.com/article/1321590/cliniques-juridiques-universitaires-un-processus-en-marche-dans-la-region-mena.html]
- Les informations concernant ces expériences sont essentiellement tirées des documents de travail et des rapports produits dans le cadre de ces projets, des échanges avec les personnes impliquées, ainsi que l’expérience personnelle de l’auteur.
- Précisément depuis l’année 2012. Voir, l’Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO) et le centre de recherche, d’études, de documentation d’information sur la femme (CREDIF), Etudes et formation sur le genre en Tunisie : Etat des lieux et perspectives, Tunisie, 2018, page 12.
- Webmanager Center, « Tunisie : Elles créent la Clinique juridique pour l’innovation pédagogique », 21 avril 2018 [https://www.webmanagercenter.com/2018/04/21/418546/tunisie-elles-creent-la-clinique-juridique-pour-linnovation-pedagogique/] ; Faculté de droit et des sciences politiques de Tunis, « Clinique juridique » [https://fdspt.rnu.tn/fra/pages/154/Clinique-juridique]
- Dorsaf Laameri, « Tunisie- Première clinique juridique dédiée à la question des violences fondées sur le genre », 25 janvier 2019, Tunisie Numérique [https://www.tunisienumerique.com/tunisie-premiere-clinique-juridique-dediee-a-la-question-des-violences-fondees-sur-le-genre/]
- Romain Ollard, « Les modèles de cliniques juridiques », Cliniques juridiques, vol. 3, 2019 [https://www.cliniques-juridiques.org/revue/volume-3-2019/les-modeles-de-cliniques-juridiques/?output=pdf.]
- Voir, Etiennes Verges, « L’enseignement du droit : perspectives d’avenir », De l’École de Droit à la Faculté de Droit de Grenoble (1806-2006) : Héritage historique et enjeux contemporains, Martial Mathieu (dir.), PUG, 2007, pp. 255-267 ; Pierre-Yves Gautier, Sébastien Pimont, « La pertinence du cours magistral dans l’enseignement du droit », Les Cahiers Portalis, vol. 10-2, 2022
- François Siino, Science et pouvoir dans la Tunisie contemporaine, Karthala – IREMAM, 2004, pp. 91-111
- Concernant cette dichotomie, voir Frédéric Rouvière, « Quelles méthodes pour l’enseignement du Droit à l’aube du 21ème siècle ? », Les Cahiers Portalis, vol. 1-1, 2014
- Cette appellation n’est pas officille.
- « Les cliniques juridiques, dont un nombre qui reste conséquent s’inscrivent dans des projets de « justice sociale » plus ou moins politisés, semblent ainsi être un champ d’observation privilégié pour observer et problématiser les dynamiques, apparentes et plus subtiles, entre mobilisation du droit et transformation sociale », Jeremy Perelman, « Penser la pratique, théoriser le droit en action : des cliniques juridiques et des nouvelles frontières épistémologiques du droit », Revue interdisciplinaire d’études juridiques, vol. 73-2, 2014
- Thierry Brésillon, « Kais Saeid Fait basculer la Tunisie dans l’inconnu », Middle East Eye, 2021 [https://www.middleeasteye.net/fr/actu-et-enquetes/tunisie-kais-saied-article80-constitution-ennahdha-ghannouchi-parlement-manifestations-coup-etat]
- Sana Derouiche-Ben Achour, « L’enseignement du droit en Tunisie pendant la période coloniale », Politiques législatives : Egypte, Tunisie, Algérie, Maroc, Nabîl Abd Al-Fattah, Bernard Botiveau (dir.), Centre d’études et de documentation économiques, juridiques et sociales, le Caire, 1994, pp. 45-58.
- A la suite de la Révolution, les professeur.e.s de droit ont été massivement invités par les médias pour expliquer et vulgariser les aspects juridiques relatifs à la transition constitutionnelle qui s’opérait dans le pays.
- En février 2024, on compte presque 25000 associations. Centre Ifeda, « Tableau Général des Associations au 26 Juillet 2023 » [http://www.ifeda.org.tn/stats/francais.pdf]
- Romain Ollard, « Les modèles de cliniques juridiques », Cliniques juridiques, vol. 3, 2019 [https://www.cliniques-juridiques.org/revue/volume-3-2019/les-modeles-de-cliniques-juridiques/?output=pdf].
- Mohamed Anoir Zayani, « Les libertés académiques en temps du Coronavirus : Observations durant et après la période de crise » (En arabe), Questionnements autour de l’université citoyenne durant le confinement sanitaire, Mouldi Guassoumi (dir.), La fondation Rosa Luxembourg-bureau de l’Afrique du Nord et Med Ali éditions, Tunis, 2020, p. 174.
- Wikipédia, « Sana Ben Achour » [https://fr.wikipedia.org/wiki/Sana_Ben_Achour]
- Faculté des sciences juridiques, politiques et sociales de Tunis, « Wahid Ferchichi » [http://www.fsjpst.rnu.tn/fr/teachers/wahid-ferchichi/]
- Terre d’asile Tunisie [https://www.terre-asile-tunisie.org/]
- Association Beity [https://beity-tunisie.org/]
- Disponible sur le lien suivant : [https://www.justice.gov.tn/fileadmin/medias/taches_courantes/actualites/images_actualites/01.pdf]
- Disponible sur le lien suivant [https://tunisia.unfpa.org/fr/news/loi-organique-n%C2%B0-2017-58-du-11-ao%C3%BBt-2017-relative-%C3%A0-l%C3%A9limination-de-la-violence-%C3%A0-l%C3%A9gard-des]
- Un aperçu général de la loi est disponible sur le lien suivant : [https://www.arab-reform.net/fr/publication/une-loi-contre-les-discriminations-raciales-en-tunisie-bilan-en-demi-teinte-dune-loi-pionniere/]
- Voir, Hafidha Chekir, « Société civile et droits des femmes : du féminisme d’État au féminisme autonome », Confluences Méditerranée, vol. 125-2, 2023.
- L’article 12 de la loi prévoit que « Le ministère chargé des affaires de la femme assure la coordination entre les différents intervenants … et l’instauration de mécanismes de partenariat, d’appui et de coordination avec les organisations de la société civile concernées aux fins de suivi de la mise en œuvre de ce qui a été approuvé ».
- Tunésie, Loi organique n° 2017-58 du 11 août 2017, relative à l’élimination de la violence à l’égard des femmes, art. 13.
- Tunésie, Loi organique n° 2016-61 du 3 août 2016 relative à la prévention et à la lutte contre la traite des personnes, art. 46.
- Avocats sans Frontières et ATL/MST SIDA, L’état de l’aide légale en Tunisie, Etude publiée avec le soutien du Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD) et du ministère des affaires étrangères du Royaume des Pays-Bas, Tunis, 2014, p. 73 [https://www.asf.be/wp-content/uploads/2014/06/ASF_Tunisie_EtudeAideLe%CC%81gale_2014_6.pdf]
- On cite à titre d’exemple Le projet « Empowerment juridique des personnes migrantes » financé par l’Union européenne et mis en œuvre par ENABEL qui vise à la mise en place de cliniques juridiques au Maroc et en Tunisie et dont le budget est de 4 280 373.90 €. Pour plus d’informations : [https://open.enabel.be/en/MAR/2282/p/empowerment-juridique-des-personnes-migrantes.html]
- Essentiellement les professeurs Ulrich Stege et Mohamed Y. Mattar pour la CJVG et la professeure Djamila Carron pour les Cliniques juridiques Migrations et Asile.
- Un atelier a été organisé pour les personnes étudiantes sur le rôle des personnes étudiantes dans l’enseignement clinique par deux personnes étudiantes qui ont une bonne expérience au sein de la Clinique juridique de la faculté de droit relevant de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.
- Sophia Lakhdar, « Les attentes du monde professionnel et associatif autour de l’activité clinique », Les cliniques juridiques, Xavier Aurey (dir.), Presses universitaires de Caen, 2015, pp. 163-166
- Roberto Frifrini, Le rétrécissement de l’espace civique, Euromed droits & L’Institut catalan des droits de l’Homme, octobre 2019, p. 16.
- Voir, Avocats sans frontières et ATL MST Sida – Section Tunis, L’état de l’aide légale en Tunisie, 2014, [https://www.asf.be/wp-content/uploads/2014/06/ASF_Tunisie_EtudeAideLe%CC%81gale_2014_6.pdf]