Revue Cliniques Juridiques > Volume 7 - 2023

L’intervention d’une clinique juridique devant la Cour européenne des droits de l’homme : l’exemple de l’amicus élaboré dans l’affaire Spanton contre France

‘Le président de la chambre peut, dans l’intérêt d’une bonne administration de la justice inviter ou autoriser toute Partie contractante non partie à la procédure, ou toute personne intéressée autre que le requérant, à soumettre des observations écrites ou, dans des circonstances exceptionnelles, à prendre part à l’audience’

Article 44 du Règlement de la Cour au 23 juin 2023 – tierce intervention 3. a.

La Cour européenne des droits de l’homme autorise les tierces interventions dans les affaires traitées en chambre, affaires aboutissant ainsi une interprétation nouvelle de la Convention1. En tant que membres de la Clinique juridique des droits de l’homme de la Fondation René Cassin, moi-même et sept camarades avons été invitées, lors de notre deuxième année, à apporter une contribution aux affaires traitées par les organes internationaux de protection des droits humains. Cette contribution pouvait prendre la forme d’une tierce intervention devant une Cour régionale ou devant l’un des Comités des Nations Unies.

Etant issues du système européen des droits humains, nous avons décidé pour notre part de déposer un amicus devant la Cour européenne des droits de l’homme dans l’affaire Spanton contre France (affaire actuellement en délibéré)2 concernant les violences sexuelles envers les femmes. Cet amicus a eu pour ambition d’éclairer et d’orienter le regard des juges sur l’affaire. Il visait à livrer une interprétation des droits des femmes victimes de violences sexuelles, fondée en droit et avec une approche féministe.

Cet article propose de revenir sur notre expérience. En effet, ce travail de Clinique juridique nous a permis de comprendre comment la Cour se saisit et traite d’une affaire telle que Spanton contre France, colorée par les revendications féministes et l’ouverture de la Justice qu’elle porte. Il s’est agi de proposer une lecture nouvelle de la Convention, dans la continuité de la ligne jurisprudentielle antérieurement ébauchée par la Cour, en orientant l’interprétation d’un point de vue féministe – donc militant – tout en conservant la rigueur juridique nécessaire.

Après avoir rappelé les conditions qui entourent le dépôt et le contenu d’un amicus devant la Cour européenne, il s’agira d’expliquer le choix de l’affaire Spanton contre France (I). Nous démontrerons ensuite comment nous avons élaboré notre argumentaire et en particulier comment nous avons travaillé à mettre en forme juridique notre approche féministe (II). Enfin, il sera intéressant d’établir un bilan des apports et difficultés de cette expérience (III).

L’intervention de la Clinique des droits de l’homme devant la Cour européenne des droits de  l’homme

Le projet d’amicus souhaite s’inscrire dans la continuité de la ligne jurisprudentielle strasbourgeoise (A). Cependant, le choix du sujet a été la pierre angulaire du projet (B).

La pratique de l’amicus curiae devant la Cour européenne des droits de l’homme

La Cour européenne des droits de l’homme est l’organe judiciaire du Conseil de l’Europe, organisation regroupant quarante-six États-membres européens. Elle a pour ambition de constater et réprimer toute violation des droits de l’homme subie par un ressortissant de l’un de ces États3.

Toute personne s’estimant victime d’une violation de ses droits peut ainsi ester devant la Cour européenne après avoir épuisé les voies de recours internes4. Dans le cas présent, la requérante est québécoise mais allègue une violation de ses droits par l’État français5. Le droit à la vie privée, le droit à être protégé contre la torture et le droit à un procès équitable sont reconnus par la Convention européenne des droits de l’homme aux articles 8, 3 et 6 respectivement. Dès lors, la Cour est compétente pour statuer sur le litige.

Bien que compétente, la Cour ne dispose pas de toutes les informations propres à cerner le contexte du litige. Ainsi, une tierce intervention déposée en vertu de l’article 36 de la Convention peut éclairer les juges sur le système judiciaire et le contexte socio-politique de l’affaire. Elle peut également faire apparaître les points de tension en droit. Si la Cour juge ces informations utiles à l’interprétation du cas d’espèce, elle intègre les observations du tiers intervenant dans l’arrêt publié6.

En l’occurrence, la tierce intervention de la Clinique est la seule déposée dans l’affaire Spanton contre France. Elle sera ainsi probablement prise en compte par la Cour dans une plus grande proportion que si les tierces interventions avaient été nombreuses. L’affaire Spanton ne connaîtra pas d’audience, bien que les tiers intervenants soient autorisés à prendre part à l’audience « dans des circonstances exceptionnelles »7.

Une tierce intervention n’a pas pour objet la défense réitérée du requérant ou de l’État défendeur. Une tierce intervention a pour but l’apport d’une argumentation qui éclaire la Cour sur l’état du droit dans le contexte du litige. Elle vise à témoigner d’un éclairage orienté mais fondé en droit des faits du litige8. Dès lors, il ne s’agit ni d’un plaidoyer, ni d’un apport doctrinal, mais bien d’une prise de position éclairée dans un litige particulièrement complexe ou intéressant à interpréter9.

En l’occurrence, cette affaire présentait un contexte singulier d’un point de vue judiciaire. Par sa médiatisation excessive10, l’interprétation des faits pouvait aisément être corrompue par les sources multiples. Une tierce intervention prend ici tout son sens : elle oriente le débat devant la Cour, détermine les points de droit particulièrement litigieux et éclaire les juges sur le contexte judiciaire français en matière de violences sexuelles.

Le choix de l’affaire Spanton contre France

Si certains de nos prédécesseurs ont eu déposé un amicus devant la Cour interaméricaine des droits de l’homme, c’est naturellement que la Cour européenne emporta notre préférence. En effet, toutes les huit étions issues du système européen des droits de l’homme. Nous conçûmes très tôt  le projet de déposer une tierce intervention près la Cour européenne. Dans un premier temps, nous nous sommes ainsi renseignées sur les conditions de rédaction et de dépôt d’une telle requête. Pour intervenir dans une des affaires traitées par la Cour, il faut déposer l’amicus dans les douze semaines qui suivent la communication de l’affaire aux parties11.

Le choix de l’affaire doit donc être quasi-immédiat. Dans un premier temps, nous avions imaginé intervenir dans l’une des récentes affaires portant sur le droit à l’environnement. Cependant, le délai dans l’affaire Carême contre France12 était déjà excédé et les tierces interventions dans Duarte Agostinho et autres contre Portugal et 32 autres13 n’étaient plus envisageables. C’est alors que nous avons pris connaissance d’un article d’un quotidien français14 portant sur l’affaire Spanton contre France15.

Cette affaire avait déjà beaucoup fait parler d’elle lors de son traitement par les tribunaux français16. Dans les faits, une ressortissante québécoise (ci-après « la plaignante ») alléguait avoir été violée par deux policiers français dans les locaux de la police parisienne, au 36 quai des Orfèvres (siège de la police nationale française), alors qu’elle était alcoolisée. Faisant suite à sa plainte, le tribunal de première instance déclara les policiers coupables de viol et de violences sexuelles et les condamna à sept ans d’emprisonnement ans ainsi qu’à 20 000 euros de dommages et intérêts. Cependant, cette décision fut infirmée en appel et les prévenus relaxés. La plaignante ne put se pourvoir en cassation contre cette décision de relaxe17.

La plaignante a déposé une requête devant la Cour, soulevant des griefs tirés de l’article 3 (traitement inhumain et dégradant) et de l’article 8 (vie privée), combinés à l’article 6 (accès à un tribunal et procès équitable) de la Convention européenne. Elle reproche à l’État français de n’avoir pas satisfait à son obligation positive de la protéger des violences subies. En effet, le Code pénal français n’incrimine pas les relations sexuelles non consenties : la définition actuelle du viol donnée par l’article 222-23 du Code pénal français ne fait pas mention de la notion de consentement. Par ailleurs, la plaignante allègue que le procès n’a pas respecté ses droits à la défense et que son incapacité à se pourvoir en cassation18 est contraire à la Convention européenne de sauvegarde droits de l’homme et des libertés fondamentales (ci-après « la Convention »).

Cette affaire présentait un fort intérêt à nos yeux en ce qu’elle soulevait plusieurs questions de droit contemporaines et nouvelles. Pour apporter un éclairage nouveau aux juges de Strasbourg sur la question des violences sexuelles faites aux femmes en France, il nous a fallu engager des recherches avancées sur la question de l’accès à la justice dans ce contexte. Une tierce intervention se révélait dès lors pertinente pour la Cour, enrichissante pour   l’apprentissage de la pratique du contentieux devant la Cour et utile pour la société civile.

Après avoir obtenu l’accord des directeurs de la Clinique, il s’est agi de demander l’autorisation d’intervention19 auprès de la Présidente de la Cour, Síofra O’Leary. Cette autorisation nous parvint quelques semaines plus tard. Le travail de recherche et de rédaction pouvait alors débuter.

Le choix juridique d’une affaire à connotation manifestement féministe

Nous souhaitions appuyer notre intervention par la mise en exergue des violations systémiques  en droit français des recommandations de la Cour en matière de violences sexuelles (A). En cela, nous avons mis en avant une interprétation féministe de l’affaire, prenant appui sur la jurisprudence constante  de la Cour (B).

Les problématiques juridiques soulevées par la gestion interne de l’affaire

Notre intervention est articulée autour de trois points d’orgue : primo la notion discutée de consentement (1), deuxio les stéréotypes sexistes entachant l’affaire et menant à une victimisation secondaire (2) et tertio l’impossibilité pour la plaignante de déposer un recours contre la décision d’acquittement (3).

Le nœud de controverse sur la notion d’absence de consentement

En ce qui concerne tout d’abord la notion de consentement, nous nous sommes concentrées sur la définition donnée par l’article 222-23 du Code pénal français : « Tout acte de pénétration sexuelle, de quelque nature qu’il soit, ou tout acte bucco-génital commis sur la personne d’autrui ou sur la personne de l’auteur par violence, contrainte, menace ou surprise est un viol. Le viol est puni de quinze ans de réclusion criminelle ». Bien que récemment réformée, cette définition demeure incomplète. En effet, elle ne fait pas mention de la notion de consentement.    Une réforme au niveau communautaire aurait pu avoir lieu en 2023, mais la France s’y est opposée. Cette réforme aurait permis la transposition en droit interne de la notion de consentement dans les définitions du viol des Codes pénaux20. Cela démontre le retard de la France, voire son refus de faire évoluer le droit interne en faveur des victimes de violences sexuelles.

Nous avons donc réalisé un travail de recherches en droit comparé afin de déterminer la pratique des autres États européens et de mettre au jour un consensus – ou une absence de consensus – européen21. Nous avons également étudié la pratique des États pionniers en matière de violences sexuelles contre les femmes, tels que les législations canadienne, suédoise, belge et  californienne22.

Par ailleurs, nous avons notamment relevé que la charge de la preuve de l’absence de consentement repose en France sur la victime malgré les préconisations de la Convention d’Istanbul23 et des divers organes européens en matière de protection des droits des femmes24.

Enfin, nous nous sommes également inspirées des jurisprudences antérieures de la Cour européenne pour dégager une interprétation du cas d’espèce. Les affaires J. L. contre Italie25 et M. C. c. Bulgarie26 ont notamment présenté un intérêt particulier. Ces affaires avaient mené à la condamnation des États défendeurs par l’arbitraire qui avait entaché les procédures pénales. Les deux plaignantes, J. L. et M. C., avaient subi des propos sexistes, diffamatoires et stéréotypés lors de l’enquête ou de leur procès27. La Cour avait alors conclu à une victimisation secondaire (cf. infra B. 1.).

La répétition de stéréotypes durant la procédure pénale

En l’espèce, les stéréotypes qui ont entaché la procédure pénale interne étaient flagrants et concluants28. Lors du procès en appel, des expertises psychologiques avaient été utilisées comme preuves à l’appui de l’intime conviction des juges. Or, la neutralité de ces expertises peut être mise en cause, au regard des propos explicitement stéréotypés et sexistes qu’elles exposent. De plus, une même expertise peut être successivement employée par les autorités judiciaires comme preuve de la culpabilité des prévenus puis comme preuve de la culpabilité de la plaignante, ce qui témoigne de son absence de fiabilité29.

Par ailleurs, la première juge d’instruction avait réalisé un profilage sur la vie privée de la victime, afin de mieux cerner son comportement et les circonstances des faits30. Il apparaît alors que c’est bien le comportement de la victime et non plus les faits qui est incriminé. La victime se trouve mise en responsabilité des violences abusives qu’elle a subi, notamment du fait de son état alcoolisé.

Si ce type de profilage a été exercé sur la plaignante, rien de tel n’a été fait pour les prévenus. Ceux-ci ont vu leur comportement justifié par l’état alcoolisé de la victime31. Dès lors, par une succession de raisonnements stéréotypés et misogynes, la plaignante s’est vue culpabilisée32 et les prévenus relaxés. La combinaison de l’absence de loi répressive en cas d’absence de consentement et de procédures entachées de stéréotypes sexistes a ainsi conduit à victimiser secondairement la plaignante.

L’absence de contrôle de la plaignante sur la procédure en cours

Non seulement la plaignante se voit responsabilisée, mais elle ne peut pas non plus agir en son nom selon la procédure française. En effet, une décision de relaxe ne peut être contestée en cassation par la plaignante en droit français33. Elle peut seulement être pourvue par le ministère public ou le Garde des Sceaux34.

L’impossibilité d’agir pour la plaignante témoigne de sa minorisation par l’État français. Dès lors, nous avons souhaité insister sur l’absence de recours effectif pour une victime de violences sexuelles en France. De plus, cette même victime voit son accès à un tribunal de cassation refusé pour deux raisons : d’une part il lui faut demander au ministère public d’initier un recours35 (ce qui lui a été refusé en l’espèce). D’autre part, ce recours n’est pas possible selon le droit français, qui ne permet la cassation que sur un problème de forme et non de fond dans le litige36 (autrement dit, la cassation ne peut avoir lieu sur une relaxe prononcée légalement et sans vice de procédure).

Nous avons ainsi mis en lumière la violation du droit de la victime à un recours effectif (article 6 de la Convention). En effet, l’incapacité de la plaignante de se pourvoir en cassation de son propre fait est manifestement contraire au droit de la Convention dès lors qu’elle ne peut faire valoir son absence de consentement à la relation sexuelle litigieuse37.

L’orientation féministe de notre tierce intervention

Nous avons souhaité mettre en exergue la notion de victimisation secondaire (1) dans le but de témoigner des   nécessités d’une réponse en droit aux violations systémiques du droit des femmes en matière de violences sexuelles en France (2).

La centralité de la notion de « victimisation secondaire » en l’espèce

Les trois points litigieux de cette affaire – non-reconnaissance du consentement, procédure stéréotypée et absence de recours effectif – relèvent en réalité d’un phénomène identifié par la Cour européenne comme la « victimisation secondaire »38. La victimisation secondaire est définie comme une « souffrance engendrée par la procédure à laquelle doit participer le requérant qui dépasse la pénibilité inhérente à toute procédure juridictionnelle »39.

La Clinique a non seulement pris appui sur la jurisprudence de la Cour pour définir cette notion, mais également sur les textes européens qui en traitent. Ainsi, une recommandation Rec (2006) 8 du Comité des Ministres définit la victimisation secondaire comme un « type de victimisation qui résulte non pas directement de l’infraction pénale, mais de la réponse apportée à la victime par le institutions publiques ou privées, y compris les médias et les autres individus »40. Une directive 2012/29/UE aborde également cette notion41.

Nous avons eu pour objectif de démontrer l’applicabilité de cette qualification juridique aux faits de l’espèce. Les différentes preuves amenées supra participaient de cette requalification finale. En ce sens, notre contribution s’est attachée à apporter un éclairage nouveau et juridique sur l’affaire, sans entreprendre un plaidoyer bis de la victime. La principale difficulté que nous avons alors rencontrée a été de parvenir établir un raisonnement juridique incluant nos orientations militantes.

L’apport d’une réponse en droit à cette question militante

Nous souhaitions que la question de la victimisation secondaire des plaignantes victimes de violences sexuelles soit saisie par les juges strasbourgeois.e.s. En effet, si l’État français n’est pas en mesure de proposer un parcours pénal exempt de stéréotypes et non-enclin à la victimisation secondaire, alors la Cour européenne doit palier à cette violation de la Convention européenne.

C’est ce qu’elle fit précédemment dans l’arrêt précité J. L. contre Italie de 2021. Dans cette   affaire, l’arrêt de la Cour d’appel italienne rendu contre la requérante, victime d’un viol en réunion, était empreint de stéréotypes de genre et de propos sexistes et moralisateurs. La Cour a ainsi considéré que les autorités judiciaires sont tenues d’éviter « de reproduire des stéréotypes sexistes dans leurs décisions, de minimiser les violences contre le genre et d’exposer les femmes à une victimisation secondaire en utilisant des propos culpabilisants et moralisateurs propres à décourager la confiance des victimes dans la justice » (§141).

En l’occurrence, nous avons conclu que les autorités judiciaires françaises ont failli à cette obligation positive antérieurement mise en lumière par la Cour. En effet, la plaignante s’est vue opposer un discours moralisateur et culpabilisant quant à son degré d’ébriété, mais non les prévenus. Cela relève du stéréotype sexiste42. La relaxe prononcée à l’encontre de ces derniers démontre par ailleurs une minimisation des violences contre le genre, en ce que les prévenus ont été absous par la culpabilité de la plaignante elle-même. Les similitudes avec l’affaire J. L. c. Italie sont ici notables43.

La Cour ne prend pas parti d’un point de vue politique ou idéologique44. En revanche, les amici qui lui sont proposés ne sont pas soumis aux mêmes règles statutaires. Ainsi, l’affaire choisie est-elle clairement empreinte de féminisme. Si la Cour demeure neutre et ne se prononce que strictement en droit, les tiers intervenants n’ont quant à eux aucune restriction pour conférer à leurs interventions une opinion militante – ici, féministe. Dès lors, nous avons qualifié juridiquement les faits, avons pris appui sur la jurisprudence antérieure de la Cour et sur la pratique habituelle des États et avons proposé une interprétation juridique pertinente. Tout cela a été réalisé sous l’angle d’une réponse féministe à apporter aux obligations positives des États en matière de violences sexuelles faites aux femmes. Nous souhaitions ainsi orienter la jurisprudence de la Cour selon les besoins sociaux actuels, dans l’intérêt des victimes de violences sexuelles.

L’intérêt contrasté du dépôt d’un amicus par une Clinique juridique

Le dépôt d’un amicus présente plusieurs contraintes. Tout d’abord, nous devions trouver une organisation interne efficace pour déposer notre intervention dans les temps (A). Cela a été compliqué par l’existence de nombreux critères techniques préalables au dépôt de la tierce intervention (B). Une récente réforme de la procédure de la Cour a encore complexifié le processus pour les tiers intervenants, ce dont nous avons fait l’expérience (C).

Une organisation interne nécessairement bien établie

Pour réaliser une tierce intervention structurée et pertinente, une cohésion d’équipe et une certaine organisation sont nécessaires. Nous toutes vivions alors aux huit coins de France et d’Europe. Nous avons ainsi essentiellement communiqué via Internet. Nous  avons organisé un drive, sur lequel nous déposions dans divers dossiers nos recherches, les documents utiles pour les conditions de dépôt, les documents administratifs et les ébauches de  rédaction.

Plusieurs tâches nous étaient assignées : l’échange avec les interlocuteurs de la Cour et les responsables de la Clinique, les recherches sur le cas d’espèce et sur la doctrine pertinente et enfin la rédaction de l’amicus. Nous nous sommes ainsi réparti les tâches : lorsque les unes effectuaient des recherches, les autres échangeaient avec les responsables. Les professeurs Sébastien Touzé et Edoardo Stoppioni, directeurs de la Clinique, ont relu et orienté notre amicus de manière à le rendre lisible et recevable par la Cour. Cependant, il nous a été octroyé une très grande liberté dans l’élaboration de notre projet : le choix, la mise en œuvre et le dépôt de la requête ont entièrement été réalisés par les étudiantes. Bien que le dépôt de l’amicus ait été réalisé au nom de la Clinique, nous avions toute latitude pour le rédiger selon notre orientation juridique. Dès lors, aucun contrôle de fond n’a été réalisé par les directeurs, sinon de forme.

En ce qui concerne la rédaction, nous avons toutes contribué au projet, à différentes échelles. Certaines ont rédigé une partie entière de l’intervention, d’autres ont mis en forme le fichier pour veiller à ce qu’il remplisse tous les critères de dépôt imposés par le Greffe de la Cour.  Malgré un travail à distance et en équipe, nous sommes parvenues à mettre en forme un dossier fourni et pertinent dans les temps.

Le dépôt d’un amicus curiae devant la Cour européenne est un exercice particulièrement intéressant pour un juriste en devenir. En effet, il permet de comprendre en profondeur le fonctionnement de cette institution européenne, mais il permet aussi d’acquérir de solides compétences en droit européen des droits de l’homme. L’étudiant.e doit maîtriser le raisonnement juridique de la Cour, ses méthodes et sa ligne jurisprudentielle. Ce n’est qu’alors qu’il sera en mesure de proposer une observation générale pertinente et synthétique sur le contexte du litige.

Les difficultés structurelles de la tierce intervention devant la Cour

La sévérité des conditions de dépôt d’un amicus  complexifie sa soumission et ne permet pas que les tierces interventions soient trop nombreuses. La principale difficulté a consisté dans notre cas dans la limitation du nombre de pages et la mise en forme rigide. En effet, les premières conclusions que nous avions rédigées comptaient une vingtaine de pages. Or, une récente réforme des modalités de dépôt limite le dossier à dix pages45. Nous avons alors réalisé un travail de synthèse afin de satisfaire à cette restriction. Ce travail n’étant pas suffisant, il nous a fallu délaisser certains arguments par simple souci d’espace. Cette limitation généra quelques frustrations parmi nos rangs. En effet, de nombreux débats ont in fine mené à l’abandon dans une large partie du droit comparé avec les Etats pionniers en matière de condamnation des violences sexuelles et de l’étude pluridisciplinaire de l’affaire (psychologique et sociologique).

Par ailleurs, bien que les critères de dépôt soient stricts, ce n’est pas le cas des critères permettant d’établir le fond de l’amicus. En effet, il est impossible pour un tiers intervenant de  déterminer ab ante l’orientation que prendra le jugement de la Cour. La procédure est relativement opaque, puisque les informations concernant les délibérations sont confidentielles. Nous étions dès lors dans l’incapacité de déterminer quels éléments de notre argumentaire seraient perçus comme utiles et pris en compte par la Cour. Il s’est donc agi de rédiger des conclusions qui soient tout à la fois générales et objectives, mais également orientées et singulières de manière à apporter un éclairage nouveau à l’affaire.

In fine, la Cour ne retient que quelques lignes – parfois aucune ! – sur la contribution des tiers intervenants. Il peut ainsi apparaître aux étudiant.e.s que leur travail s’est avéré vain ou tout du moins fort peu intéressant. En l’occurrence, l’arrêt définitif n’a pas encore été rendu dans l’affaire Spanton contre France : nous ne connaissons donc pas la part que prendra notre amicus dans l’argumentaire de la Cour.

Conclusion

Le dépôt d’une tierce intervention devant la Cour européenne par la Clinique juridique des droits de l’homme a tout son sens. Rien n’égale cet exercice dans la mise en pratique des droits de l’homme. Quoi de plus formateur pour des étudiant.e.s en droits de l’homme qu’un amicus rédigé par elleux et déposé devant la Cour européenne des droits de l’homme ?

La rédaction d’un amicus est particulièrement intéressante d’un point de vue juridique, en ce qu’elle invite les étudiant.e.s à effectuer des recherches approfondies sur le sujet de l’affaire. Elle est également pertinente d’un point de vue professionnel, en ce qu’elle permet une mise en pratique et un travail d’équipe peu expérimentés durant les études françaises en droit, si ce n’est absents de cette formation. Notre pratique juridique ne pouvait dès lors qu’être enrichie.

Par ailleurs, les affaires traitées par la Cour européenne sont riches de problématisations non seulement juridiques, mais également sociétales. La Cour est au cœur de l’actualité des sociétés européennes. Elle traite des affaires qui polarisent l’opinion publique des États membres du Conseil de l’Europe. L’affaire choisie, Spanton contre France, témoigne de cette mise en tension des affaires de la Cour. Sa coloration féministe confère à notre intervention une orientation militante. De fait, l’amicus nous a offert l’occasion d’exprimer en droit un point de vue particulier et d’en faire part à la Cour européenne. C’est une occasion unique qui s’est ainsi présentée à nous.

Malgré l’intérêt évident que présente cet exercice dans le cadre d’une Clinique juridique, il ne  faut pas minimiser les obstacles que les étudiant.e.s peuvent rencontrer lors de cette confrontation à la réalité du travail juridique. Un bon encadrement par les organisateurs de la Clinique est ainsi essentiel à une issue favorable à  cet exercice.

Notes

  1. Voy. en ce sens L.-A. Sicilianos, « La tierce intervention devant la Cour européenne des droits de l’homme », Le tiers à l’instance devant les juridictions internationales, H. Ruiz-Fabri, J.-M. Sorel (dir.), Paris, Pedone, 2005 ; ainsi que Alexandre Palanco, « Les tierces-interventions du Défenseur des droits devant la Cour européenne des droits de l’homme », Europe des Droits & Libertés, vol. 4-2, 2021, pp. 251-266.
  2. CrEDH, Spanton contre France, affaire communiquée, req. n°41585/22.
  3. Au sujet du Conseil de l’Europe, se référer au site internet de l’organisation à l’adresse [https://www.coe.int/]. Au sujet de la Cour européenne des droits de l’homme, se référer au site internet de l’institution [https://www.echr.coe.int/].
  4. D’après les articles 34 et 35 de la Convention.
  5. Le résumé des faits de l’affaire est établi par les juristes de la Cour européenne et disponible sur le site HUDOC de cette dernière     depuis    le            13          février    2023      à             l’adresse              suivante : [https://hudoc.echr.coe.int/fre#{%22appno%22:[%2241585/22%22],%22itemid%22:[%22001-223222%22]}].
  6. Le paragraphe I. A. 3. des Instructions pratiques pour la tierce intervention opérée en vertu de l’article 36§2 de la Convention ou de la deuxième phrase de l’article 3 du Protocole n°16 en date du 13 mars 2023 et figurant dans le Règlement intérieur de la Cour prévoit que « toutes les observations des tiers intervenants sont invariablement versées au dossier dont dispose la formation de la Cour chargée de l’affaire et peuvent être mentionnées, même sommairement, dans la décision ou l’arrêt qui s’ensuit ».
  7. Cour européenne des droits de l’homme, Règlement de la Cour européenne des droits de l’homme, Article 44§3 a. du.
  8. L’article 34 b. des Instructions pratiques pour la tierce intervention précitées.
  9. L’article 34 b. des Instructions pratiques pour la tierce intervention précitées prévoit que les observations des amici curiae « ne doivent pas porter sur les circonstances particulières de l’affaire ou sur la recevabilité ou le fond de la requête en tant que tels, mais plutôt traiter des questions générales soulevées par l’affaire au regard de l’expérience ou de l’expertise particulières du tiers intervenant en la matière ».
  10. Voy. pour exemple ici Lénaïg Bredoux et Marine Turchi, « « L’affaire du 36 » rebondit à la Cour européenne des droits de l’homme », Médiapart, 13 février 2022, l’article du quotidien Le Monde [https://www.lemonde.fr/societe/article/2022/06/09/affaire-du-36-quai-des-orfevres-pas-de-pourvoi-dans-l-interet-de-la-loi_6129545_3224.html] ou encore un article du quotidien Ouest France [https://www.ouest-france.fr/societe/justice/viol-au-36-quai-des-orfevres-la-defense-attaque-en-appel-la-credibilite-de-la-plaignante-71d0257a-c19b-11ec-9f1f-583f976b4bb7]
  11. CrEDH, Règlement de la Cour européenne des droits de l’homme, art. 44 §3 b.
  12. CrEDH, GC, Carême contre France, en attente de délibération, n°7189/21.
  13. CrEDH, GC, Duarte Agostinho et autres contre Portugal et 32 autres, en attente de délibération, n°39371/20.
  14. L’article en question est paru dans le journal français Le Parisien le 26 avril 2022 : Cécile Moine, « « France, terre d’impunité du viol ? » : des féministes dénoncent l’acquittement des policiers dans l’affaire du 36 », Sentinelles.
  15. CrEDH, 25 janvier 2023, Spanton c. France, avis, n°41585/22.
  16. Comme indiqué supra, de nombreuses occurrences ont été faites dans les journaux français.
  17. Ce résumé des faits est établi par les juristes de la Cour européenne et disponible sur le site HUDOC de cette dernière depuis le 13 février 2023 à l’adresse suivante [https://hudoc.echr.coe.int/fre#{%22appno%22:[%2241585/22%22],%22itemid%22:[%22001-223222%22]}].
  18. En vertu de l’article 572 du Code de procédure pénal français, les arrêts d’acquittement prononcés par la Cour d’assises ne peuvent faire l’objet d’un pourvoi que dans le seul intérêt de la loi, ce pourvoi n’étant ouvert qu’au procureur général près la Cour de cassation à son initiative ou sur demande du ministre de la Justice.
  19. D’après l’article 22 des Instructions pratiques pour la tierce intervention opérée en vertu de l’article 36§2 de la Convention ou de la deuxième phrase de l’article 3 du Protocole n°16 en date du 13 mars 2023 et figurant dans le Règlement intérieur de la Cour.
  20. Voy. entre autres ici l’article de Mares Gwyn Jones, «L’UE adopte la première loi sur les violences faites aux femmes, mais le viol n’y figure pas », Euronews, 2024 [https://fr.euronews.com/embed/2472940].
  21. La France se fond ici dans la masse des États n’incriminant pas le viol comme un rapport sexuel non-consenti, d’après un rapport d’Amnesty International du 17 novembre 2020 disponible en ligne : [https://www.amnesty.org/fr/latest/campaigns/2020/12/consent-based-rape-laws-in-europe/]
  22. En Belgique, l’article 375 du Code pénal prévoient que « tout acte de pénétration sexuelle, commis sur une personne qui n’y consent pas, constitue le crime de viol ». En Californie, la loi exige un consentement sexuel « affirmatif, conscient et volontaire ». En Suède, il est « interdit à deux personnes de s’engager dans une relation sexuelle dès lors que l’une d’elles n’aurait pas exprimé verbalement son souhait d’y participer ou activement contribué à son déroulement ». Au Canada, l’article 273.1 du Code criminel prévoit que « le consentement consiste en l’accord volontaire du plaignant à l’activité sexuelle ». Voy. également Christian Guery, « On crée le crime en le nommant : pour une redéfinition du viol », Revue de science criminelle et de droit pénal comparé, vol. 2-2, 2020, pp. 255-268.
  23. Convention sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique, 7 avril 2022, Conseil de l’Europe.
  24. Comité européen pour les problèmes criminels, Comité des Ministres, Union européenne, etc.
  25. CrEDH, 27 mai 2021, J. L. c. Italie, avis, n°5671/16.
  26. CrEDH, 4 déc. 2003, M. C. c. Bulgarie, déc., n°39272/98.
  27. CrEDH, 27 mai 2021, J. L. c. Italie, avis, n°5671/16, §141 ; CrEDH, 4 déc. 2003, M. C. c. Bulgarie, déc., n°39272/98, §§164-166.
  28. Voy. not. Lénaïg Bredoux, Marine Turchi, « « L’affaire du 36 » rebondit à la Cour européenne des droits de l’homme », Médiapart, 2022, l’article du quotidien Le Monde [https://www.lemonde.fr/societe/article/2022/06/09/affaire-du-36-quai-des-orfevres-pas-de-pourvoi-dans-l-interet-de-la-loi_6129545_3224.html].
  29. Voy. not. la tribune de Cécile Moine, « France, terre d’impunité du viol ? : des féministes dénoncent l’acquittement des policiers dans l’affaire du 36 », Le Parisien, 2022 [https://www.leparisien.fr/sentinelles/france-terre-dimpunite-du-viol-des-feministes-denoncent-lacquittement-des-policiers-apres-laffaire-du-36-26-04-2022-JM6KU5AW6FE5FBPBOC2NPFAINA.php]
  30. Voy. ici Laurence Bellon, Christian Guery, « Juges et psy : la confusion des langues », RSC, 1999, p. 783.
  31. La Cour d’assises d’appel aurait affirmé, d’après Pascale Robert-Diard, « Affaire du 36, quai des Orfèvres : pas de « pourvoi dans l’intérêt de la loi » », Le Monde, 2022 [https://www.lemonde.fr/societe/article/2022/06/09/affaire-du-36-quai-des-orfevres-pas-de-pourvoi-dans-l-interet-de-la-loi_6129545_3224.html] : « la personnalité d’Emily Spanton, son état d’alcoolisation au moment des faits, son discours sur les faits allégués orientent, sans qu’on puisse invalider formellement son témoignage, à poser une forte réserve quant à la possibilité de s’appuyer sur son seul témoignage ».
  32. Voy. ici Grevio, Rapport d’évaluation de référence : Suisse, 13 octobre 2022, §184.
  33. En vertu de l’article 572 du Code de procédure pénal français précité. Voy. également Chavanne Mathieu, Brengarth Vincent, « L’absence de révision des décisions définitives d’acquittement à l’épreuve de la manifestation de la vérité », AJ Pénal, n° 11, 2022, p. 517.
  34. France, Code de procédure pénale français, art. 572.
  35. France, Code de procédure pénale français, art. 572.
  36. Selon l’article L. 411-2 al. 2 du Code de l’organisation judiciaire.
  37. CrEDH, 7 juin 2011, Csüllög c. Hongrie, déc., n°30042/08, §46.
  38. La Cour européenne identifie une victimisation secondaire dans les affaires phares Y. c. Slovénie, 2015, déc., n°41107/10, §§ 97 et 101, A et B c. Croatie, 20 juin 2019, déc., n°7144/15, § 121 et N.Ç. c. Turquie, 9 février 2021, déc., n°40591/1, § 95.
  39. Jo-Anne Wemmers, Introduction à la victimologie, Presses de l’Université de Montréal, 2003, p. 79-89.
  40. Recommandation reprise dans la recommandation (2023) 2 du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe sur les droits, les services d’aide et le soutien des victimes de la criminalité, adoptée le 15 mars 2023.
  41. Directive 2012/29/Ue du Parlement européen et du Conseil du 25 octobre 2012 établissant des normes minimales concernant les droits, le soutien et la protection des victimes de la criminalité et remplaçant la décision-cadre 2001/220/JAI du Conseil, §52 et s.
  42. Voy. pour exemple ici Noémie Renard, En finir avec la culture du viol, Les Petits Matins, Paris, 2018, p. 178.
  43. Dans cette affaire, la plaignante s’était vu reprocher par les tribunaux italiens ses sous-vêtements de couleur rouge, sa bisexualité et son état d’ébriété (§136).
  44. Cour européenne des droits de l’homme, Règlement de la Cour européenne des droits de l’homme, art. 4 al. 1
  45. Art. 33 c) des Instructions pratiques pour la tierce intervention précitées.